Cherchez d’abord – étude musicale en 2 actes

En tant que chrétien, la question n’est pas moins présente que pour tout autre être humain doté d’intelligence et de sensibilité. Parce que la grandeur de la Création nous dépasse ; parce que la compréhension de ce qu’est pleinement Dieu n’est pas pour nous une évidence, voire même pas du tout accessible par nos seules capacités humaines, nous cherchons tous, d’une manière ou d’une autre à poser correctement notre Question (qui est plurielle) pour être, peut-être, correctement répondue. A travers cette étude en deux actes et six scènes, nous découvrirons, grâce à l’analyse d’œuvres musicales du XXe siècle, différentes pistes de réflexion pour chercher la Question et (qui sait ?) une once de Réponse.

Acte I – Ce qui nous entoure

Scène 3 – Ici

Ici, dans notre époque issue directement des avancées de l’ère moderne, nous sommes entourés de bruits. Nous avons déjà vu, lors de notre précédente scène 2 – autour de nous, ce que sont les bruits, ceux qui nous entourent et que nous faisons, souvent malgré nous. Le mouvement futuriste, actif au tout début du XXe siècle, avait une fascination tout particulière pour le bruit, manifestation indéniable de la civilisation urbaine, des machines et de la vitesse qu’exaltaient ses adeptes. Parmi eux, le peintre et compositeur Luigi Russolo (1885-1947), qui écrit en 1913 un manifeste intitulé L’Art des bruits. Plus encore que décrire son intérêt pour le son-bruit et son emploi dans le domaine musical, l’avant-gardiste italien y partage sa vision d’une musique nouvelle qui trouvera son inspiration dans les nouveaux bruits produits par les machines inventées par l’homme. Ne pouvant utiliser la technologie d’enregistrement, encore balbutiante et coûteuse, Russolo cherche à créer de toute pièce des sons et des bruits. C’est ainsi qu’il réalise, avec l’aide d’Ugo Piatti, des machines sonores qu’ils nomment intonarumori. C’est ainsi que naît la musique bruitiste, qui préfigure ce que seront plus tard la musique concrète et la musique électronique.

Risveglio di una Città (1913) Luigi Russolo

Assurément, l’écoute de ce « réveil d’une ville » peut être déroutant… La création totale de bruits, afin de réaliser une œuvre musicale dont la structure et l’harmonie semblent complètement absentes, questionne. « Il n’y a plus de base, plus de cadre, plus de référence » s’alarmerait – avec raison – le théologien Alfred Kuen. Justement, Russolo aurait été ravi de cette observation, car l’effet est sans aucun doute ce qu’il recherchait. Reprenons conscience de ce sentiment d’absurdité qui nous hante parfois, voire souvent, lorsque l’on prête bien attention à ce qui se passe ici, dans ce monde et cette époque. Bien qu’insaisissable, peut-être pourrions-nous atteindre et apprivoiser ce sentiment par une expression artistique absurde. D’ailleurs, « toutes les grandes actions et toutes les grandes pensées ont un commencement dérisoire ».

Comme tous les pays européens, l’Italie du début du XXe siècle est soumise à une crise identitaire et politique qui n’en est qu’à ses prémices. On commence à découvrir les revers des progrès industriels et de l’urbanisation : s’ils ont assurément participé à une évolution de la qualité de vie de beaucoup, les conséquences sociales ne furent néanmoins toujours pas à la hauteur des attentes et, surtout, des besoins. C’est pourquoi les mouvements extrémistes ont séduit nombre de travailleurs, particulièrement ceux étant remplis de la fougue de la jeunesse. On peut évidemment penser au jeune militant socialiste Benito Mussolini (1883-1945), favorable à une révolution violente et qui trouva finalement son compte avec l’entrée en guerre en 1915. Dans ce climat social et politique agressif, prêt au combat et à la destruction par les nouvelles technologies et où tout prend des proportions formidables à une vitesse aussi folle que vantée, les artistes futuristes ne sont pas les seuls à utiliser ces accessoires qui, à cette époque, sont étrangement synonymes d’espoir. Au milieu de tant de frénésie, on est encore plus en quête de sens. Tant bien que l’on finit par trouver une absence de sens.

Benito Mussolini passant en revue un régiment de soldats alpins en mars 1045.

 « On est devenu méfiant à l’égard de la « signification » qu’il peut y avoir dans l’existence. Il pourrait sembler que l’existence n’eût aucune signification et que tout fût en vain. » analysait avec un peu d’avance le philosophe Friedrich Nietzsche. En cette période charnière, les peuples et les individus sont en perte de repères, non parce qu’on les leur a enlevés, mais parce qu’ils les détruisent. « Le plus grand but, c’est de ne pas avoir de but du tout. On est ainsi en accord avec la Nature, avec son mode opératoire. » résumerait alors le compositeur John Cage. Par la voix de Bazarov, Ivan Tourgueniev détaille, un siècle avant, ce concept : « La nature n’est pas un temple mais un atelier et l’homme y est un ouvrier. […] Il faut d’abord déblayer le terrain. » L’artiste Jean Dubuffet rajouterait sans doute « La position féconde est en définitive celle de refus et de contestation de la culture, plutôt que celle de simple inculture. » Du point de vue historique, on sait bien quelles furent par la suite les conséquences : montée en puissance des nationalismes et du fascisme, révolutions communistes… Était-ce « bien » ou « mal » pour autant ?

Paysage blond (1952) de Jean Dubuffet

A l’image de tous ces gens qui se sentent opprimés, de ces hommes et de ces femmes qui se sentent oubliés, de ces révoltés à qui l’on répète que leur place n’est pas de vivre mais seulement de survivre, de ces individualités face auxquelles le conservatisme leur décrète l’impossible, l’artiste bruitiste, entre autres, veut montrer à sa manière la possibilité de l’impossible : la possibilité de créer une nouvelle musique malgré qu’on lui dise qu’il n’est pas possible de créer en s’éloignant des règles « naturelles » ; la possibilité de réaliser des sons-bruits que la lutherie traditionnelle n’avait pas encore osé imaginer ; la possibilité d’éduquer différemment son oreille, ses goûts et ainsi, peut-être, ses propres opinions ; la possibilité d’être soi dans une société qui impose la conformité. « La possibilité de l’impossible […] est l’unique principe d’une éthique des vérités. » nous rappelle le philosophe Alain Badiou.

« La possibilité de l’impossible » : n’est-ce pas un des principes implicites de nous, chrétiens ? La possibilité d’être sauvés malgré nos péchés, malgré toute condamnation ? « La possibilité de l’impossible » : ne serait-ce pas un adage à nous, protestants ? La possibilité d’une relation personnelle et authentique avec le Dieu Créateur ? Nous serions donc les premiers à braver les règles imposées par notre propre raison, nos propres considérations, nos propres principes les plus élémentaires !? Certes, à Dieu, rien n’est impossible. Est-ce pour autant que, parce que limités par notre condition humaine, nous devons penser que nos champs des possibles sont si restreints que nous sommes des “incapables” ? L’histoire de nos plus illustres apôtres, pasteurs et théologiens montre bien le contraire. C’est sans aucun doute l’essence même de la foi, de notre foi.