Frédéric de Coninck, théologien et sociologue, se demande si les éthiques d’Ellul d’un côté, de Dumas de l’autre, Ricoeur au milieu, s’opposent-elles ou se complètent.
Le dernier livre de Stéphane Lavignotte, André Dumas, Habiter la vie, pose une question intéressante (ce post n’est nullement un compte-rendu du livre : je n’en commente qu’une facette). Je cite brièvement l’introduction :
Il y a un paradoxe André Dumas. « Il fut sans doute le protestant le plus visible en France à son époque, ayant droit à sa biographie dans l’Encyclopedia Universalis ou le Dictionnaire des intellectuels français. Une parole entendue avec des passages sur les grandes radios nationales, des publications dans la presse grand public y compris populaire comme Détective ou Paris Match. Il marqua fortement ceux qui l’ont côtoyé, étudiants ou intellectuels, croyants ou non. Sans conteste, il y eut un « moment Dumas ». Mais extrêmement visible en son temps, sa pensée est pourtant oubliée, comme en témoigne la quasi-inexistence de travail universitaire sur son œuvre ».
Ces remarques m’ont interpellé car si je suis, en effet, familier de l’œuvre de Jacques Ellul ou de Paul Ricœur, j’ignore à peu près totalement ce qu’a écrit André Dumas. Je connais en gros ses prises de position de l’époque, mais je serais incapable de dire comment sa pensée s’articulait.
Au ras des dilemmes
Au fil des pages du livre j’en ai progressivement compris la raison. André Dumas pratiquait une éthique que Stéphane Lavignotte qualifie « d’embarquée ». Il se situait à proximité des personnes, au ras des dilemmes auxquels elles faisaient face et cherchait à éclairer la situation dans laquelle elles se trouvaient pour leur donner des points de repère. Il y a quelque chose de pastoral dans cette manière de faire. Et du coup, cela rend le cheminement de sa pensée difficile à suivre. André Dumas était dans la conversation avec des interlocuteurs divers et ce qu’il disait prenait sens par rapport à ses interlocuteurs. Il est difficile d’avoir une prise sur une pensée en perpétuelle évolution qui se définit, comme le propose Stéphane Lavignotte, plus par des gestes typiques que par des thèmes structurants.
La lecture de Paul Ricœur est plus facilement cumulative. Il déploie une philosophie herméneutique assez identifiable et aussi ouvert soit-il au dialogue, il finit toujours par revenir aux thèmes qui lui sont chers. On peut lire n’importe quel livre de Ricœur, on y trouvera les mêmes thèmatiques et la même approche.
Penser contre son époque
Jacques Ellul pour sa part, avait une approche prophétique de l’éthique. Il pensait largement contre son époque, alors qu’André Dumas a cherché à penser avec des personnes qui lui importaient. On lit et relit aujourd’hui Ellul dès que notre société est en crise, car c’était un homme des crises, de l’opposition et de la dénonciation. De ses premiers à ses derniers livres il a gardé un point de vue constant. Je n’adopte pas le point de vue d’Ellul, sur bien des points, mais il m’est facile de penser par rapport à lui, même si c’est pour le contester.
Ellul et Dumas définissent deux pôles : éthique prophétique, d’un côté ; éthique embarquée, de l’autre.
Je suis un lecteur régulier de ce blog et le constat que je fais est que, si l’on pense à ces deux pôles, l’éthique prophétique a largement le dessus. Mais il est dommage qu’il en soit ainsi. Ce qui se vit dans les Frat, les obstacles que rencontrent les personnes qui participent à cette vie, la manière qu’elles ont d’y faire face, de reconstruire quelque chose au milieu de tant de tendances destructrices, mérite, au minimum, un peu de réflexivité.
Qu’elle est, qu’elle pourrait être l’éthique embarquée, pour éclairer la vie de fraternité et les défis de la vie hors fraternité, aujourd’hui ? Comment faire écho aux joies et aux peines des collectifs qui forment la Mission Populaire ?
La théologie de la Mission Populaire gagnerait à avoir deux pôles : une théologie contre (les structures d’oppression) et une théologie avec (ceux qui construisent une vie fraternelle). Quels sont les enjeux, les défis, les chausse-trappes, les possibilités de la vie collective qui se construit au jour le jour ? C’est là un beau sujet de travail et j’encourage les équipiers et les bénévoles à s’y atteler.
Frédéric de Coninck, sociologue et théologien, est animateur d’une église Ménnonite et membre de la Commission d’animation théologique et spirituelle de la Mission populaire évangélique. Dernier ouvrage paru : Être sel de la terre dans un monde en mutation, éditions Excelsis 2019.
Frédéric de Coninck fait référence à l’ouvrage : Stéphane Lavignotte, André Dumas, Habiter la vie, Labor et Fides (2020).
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