Quand la Genèse croise l’art moderne

Illustration : Louise Bourgeois, Ode à l’oubli

Fascinant les bibliophiles, l’un des plus ambitieux livres d’art de cette fin d’année n’a pas été déposé sous votre sapin de Noël ? La découverte est toujours possible : c’est un magnifique livre, comme toujours chez l’éditeur d’exception qu’est Diane de Selliers. « À chaque page, un tableau, en regard de versets de la Genèse. La beauté graphique de l’hébreu et la poésie de la traduction ajoutent à la munificence des œuvres peintes ». (La Tribune de Genève) Le texte sacré de la Genèse avec plus de 100 chefs-d’oeuvre, c’est « L’abstraction au paradis ! » (Le monde des religions.) « Cet ouvrage ose le choix de la nouveauté, une expérience à laquelle invite toute l’histoire du monde, c’est-à-dire la vie même et l’élan vital qui la traverse » : Marc-Alain Ouaknin**.

L’auteur éclaire quelques pages de cette audace dans le magazine littéraire du campus numérique juif – akadem***-, présenté par le journaliste Ruben Honigmann. L’occasion est offerte à Marc-Alain Ouaknin d’exposer sa théologie littéraire, comme il le fait sur France Culture chaque dimanche à 9h15 – juste après l’émission protestante de 8h30 à 9h -, autour de la Bible.

« Je suis athée, Dieu merci! » aime dire le rabbin à la Radio, avec humour. Mais il peut aller plus loin. Le spécialiste partage sa passion pour la traduction et l’interprétation des textes depuis des décénies. Il réfère aujourd’hui sa comprénhension littéraire de l’histoire du monde et de l’humain à Paul Ricoeur, une « foi d’expression philosophique » qui « parle » aussi aux protestants. 

« Au commencement était le récit. »

« Mais, si la Bible n’est pas une histoire vraie, mais une vraie histoire, ça veut dire quoi ? »

L’entretien mené par Ruben Honigmann est original :

« On oublie trop souvent que nous sommes en face d’un livre, souligne Mar-Alain Ouaknin.  Un livre qui raconte la création du monde. Et dont l’un des personnages, voire le personnage central, c’est Dieu. Si Dieu était l’auteur de ce livre, si c’était une forme de révélation d’un dieu qui dit : « voilà mon livre », le texte aurait commencé très simplement. Je le dis souvent avec beaucoup d’humour : « bonjour, je m’appelle Dieu, voici le livre que je vous donne, voici les lois que je vous donne ». Mais dès le premier verset, Dieu, qui est nommé Élohim – Dieu à plusieurs noms dans la Bible – n’est pas le narrateur. Il est un personnage. Il y a un narrateur qui est derrière, qui est en train de raconter l’histoire. Vraisemblablement, en tout cas, c’est ma position, et il semble que le Talmud la propose aussi, une grande partie de la Torah voire toute la Torah, aurait été rédigé, par Ezra le Scribe, au – 5ème siècle [av. J-C], dans l’exil de Babylonie.

C’est dire qu’ « on ne nous raconte pas que la création du monde a eu lieu de cette manière là. On est en train de nous dire : si on veut faire le récit de la création du monde, si on veut la raconter – on aurait pu la raconter différemment – alors, voici comment nous proposons de la raconter. C’est une mise en scène. C’est un récit. C’est-à-dire que c’est un texte littéraire. Et dire cela a des conséquences énormes, parce que le rapport que l’on va avoir avec ce texte et le rapport que l’on va avoir avec tout texte littéraire, c’est la dimension de l’interprétation. Et cela est révolutionnaire – non pas dans le fait que je le dise, parce que tous les maîtres de la tradition ont ce rapport à l’interprétation. Mais c’est qu’il est rare de souligner que c’est une œuvre littéraire. Or, Rachi, dès le premier verset, est sensible à cette idée de littérature, parce qu’il dit : « si la Torah était, comme on le croyait, un livre de lois, la Torah aurait dû commencer par le 12ème chapitre de l’Exode, par la loi du calendrier. Mais il dit, ce qui est important, c’est qu’il y a de la agada, qu’il y a du récit : « il faut qu’il y ait du récit », dit-il exactement. Et qu’est-ce que vient nous dire ce récit ? Justement, que l’homme que nous sommes est pétri d’histoire. Notre identité, c’est maintenant galvaudé et devenu à la mode, est une identité narrative, comme le dit Ricoeur. Je dirais aujourd’hui que l’essence de l’homme, c’est une identité littéraire. Et ce que la Bible invente, pour le peuple juif au départ, c’est cette identité littéraire. »

La genèse de la Genèse ou la création du monde qui peut être racontée

Précision piquante de Marc-Alain Ouaknin : il y a a une conjonction entre la datation traditionnelle juive de la création (5780 années) et la date historique de l’apparition de l’écriture : – 3760 avant JC. « Qu’est-ce qui s’est passé en – 3760 pour qu’on ait voulu garder cette date comme le début de la création du monde ? Eh bien, il s’avère que cette date, très connue des historiens à quelques centaines d’années près, à quelques dizaines d’années près, c’est la date de la naissance de l’écriture. À la fois en Babylonie et en Egypte. Alors, lorsqu’on dit que le monde à 5780 années, cela correspond, aussi, au fait qu’il a été mis en récit – dont la Genèse est un des récits – à cette date approximative : – 3760 [av. JC]. C’est cela la création du monde : la création du monde littéraire. La création du monde qui peut être racontée. Et cela, c’est une histoire vraie, même si ce n’est pas la vraie histoire, ce que j’appelle « l’histoire absolue » : personne n’y a accès ».

DG 

« L’iconographie : L’art abstrait s’est imposé pour illustrer les onze premiers chapitres de la Genèse. Ce texte millénaire, dont la vitalité est libérée par la nouvelle traduction de Marc-Alain Ouaknin, « ouvre l’espace où se joue la pensée », selon la belle expression de Valère Novarina. Avec l’abstraction, les peintres nous font voyager dans ce même espace, ce lieu de l’invisible, suggérant l’ineffable. […] » (Présentation de l’éditeur).

* Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction, de la création du monde à la tour de Babel.

Les onze premiers chapitres de la Genèse présentés en français, en hébreu et en translittération. 

Nouvelle traduction de l’hébreu, notes et commentaires de Marc-Alain Ouaknin. 

Introduction de Marc-Alain Ouaknin. Préface de Valère Novarina. 1 volume sous coffret, au format 24,5 × 33 cm. 978-2-364371-02-6 2019 (250,00€) Cet ouvrage a été publié avec le concours de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et du Centre national du livre.

Êditions Diane de Selliers – Les grandes rencontres.

1. La création du monde 

2. Dans le jardin d’Éden 

3. Le serpent et l’arbre 

4. Caïn et Abel 

5. Le livre des engendrements 

6. La construction de l’arche 

7. Le déluge 

8. Le corbeau et la colombe 

9. L’arc-en-ciel 

10. Le peuplement de la terre 

11. La tour de Babel

** Marc-Alain Ouaknin est né à Paris en 1957. Il est rabbin, docteur en philosophie et professeur des Universités (Bar-Ilan). Élève d’Emmanuel Lévinas, il consacre ses recherches à la phénoménologie, en dialogue avec les textes de la tradition juive, le Talmud, la Cabale et le Hassidisme.  Dans le cadre du Projet Targoum fondé et dirigé par Françoise-Anne Ménager, et en partenariat avec la Fondation Moses Menselssohn, il présente les résultats de ses recherches concernant une nouvelle traduction de la Bible hébraïque dans un double enseignement au MJLF: “l’Atelier Targoum” (formation mensuelle) et le “Séminaire Targoum” (tout au long du mois de juillet). Ses conférences à la synagogue de la rue Copernic, dans le cadre de l’Association des amis de l’Aliyah des jeunes présidée par Hélène Attali, proposent depuis presque vingt ans une introduction à la pensée juive sous le titre “Voyages en Talmudie”. Ses recherches font l’objet de publications traduites en plus de trente langues.  Depuis 2014, il produit avec Françoise-Anne Ménager l’émission ‘Talmudiques’ tous les dimanches matins à 9h15 sur France Culture 

*** d’après la première partie du Magazine littéraire « Et Dieu créa l’écriture » (35’), présenté par Ruben Honigmann – journaliste. Invité Marc-Alain Ouaknin – rabbin, docteur en philosophie et professeur des Universités : https://akadem.org/magazine/2019-2020/et-dieu-crea-l-ecriture-avec-marc-alain-ouaknin-21-11-2019-116115_4852.php