Himyar : un royaume monothéiste à l’époque préislamique (Iwona Gadja)

L’historiographie musulmane a souvent eu tendance à déprécier le monde arabe avant la venue de l’islam en parlant des « temps de l’ignorance » (al-Jahiliyya). Il existait pourtant durant l’Antiquité des royaumes arabes importants, comme Palmyre en Syrie ou celui des Nabatéens à Pétra. 

Contrairement à ce que l’on pense habituellement, la société de l’Arabie préislamique était en grande partie sédentaire. L’écriture est introduite vers le 8e siècle av. J.-C. en Arabie méridionale, mais la civilisation sudarabique était déjà bien développée. On parle de « sudarabique » pour qualifier tous les dialectes apparentés, mais distincts de l’arabe. 

A la fin du 3e siècle apr. J.-C., l’un des royaumes, Himyar, réussit à assujettir les autres royaumes et unifie toute la région. Cette domination se poursuit jusqu’à l’occupation éthiopienne, au 6e siècle. Vers 570, les Perses sassanides interviennent, chassent les Ethiopiens et s’établissent à leur place jusqu’à la conquête musulmane. 

Les sources

On dispose d’une information littéraire provenant de différentes traditions (musulmane, romaine ou byzantine). Celle-ci a été complétée tout récemment, par l’épigraphie et les fouilles archéologiques menées depuis les années 1970.

Le royaume himyarite à la fin du 3e et au 4e siècle

L’Arabie du Sud ne fut jamais conquise par une puissance étrangère avant le 6e siècle. L’empereur romain Auguste organisa une expédition militaire en 26-25 av. J.-C., mais celle-ci, dirigée par Aelius Gallus, se solda par un échec. Elle arriva jusqu’à Marib, mais dut se retirer. 

Les origines d’Himyar sont peu connues, mais remontent vraisemblablement au 2e siècle av. J.-C. Il parvient à unifier la région à la fin du 3e siècle. Cette unification marque un temps de paix et de stabilité, après une période agitée (1er-3esiècles) caractérisée par d’importantes luttes entre les différents royaumes, elles-mêmes aggravées par les incursions des tribus nomades et les interventions étrangères (Ethiopie). Ces interventions sont finalement repoussées et Himyar parvient à annexer les royaumes voisins, Saba (v. 275) et Hadramawt (v.300). 

A partir du 4e siècle, on constate une propagation des cultes monothéistes et à la fin du 4e siècle, le royaume himyarite adopte un monothéisme judaïsant comme culte officiel. A la même époque, l’empereur Constance II (337-361) envoie un missionnaire, Théophile l’Indien, en Arabie du Sud, probablement entre 339 et 344,  et la présence de communautés chrétiennes est attestée à partir du 5e siècle. 

Les tentatives de consolidation et d’expansion du royaume himyarite (fin du 4e -milieu du 5e siècle)

Malkikarb Yuha’min devient co-régent avec son père avant aout 373. Il règne ensuite en co-régence avec ses fils. Sur le plan politico-militaire, il ne fit pas grand-chose mais c’est sous son règne que le monothéisme est définitivement établi puisqu’ensuite tous ces successeurs s’en réclamèrent 

La tradition arabe impute à son fils, Abikarib As’ad, l’introduction du judaïsme. Celui-ci se répand sous son règne et il est possible qu’il ait imposé le judaïsme ou une religion judaïsante par la force. On sait que son règne fut très long puisqu’il est attesté par deux inscriptions : une de janvier 384 et une d’août 433. 

La tradition arabe le qualifie de « parfait, puissant » (al-Kamil) et lui attribue des expéditions jusqu’en Inde et en Chine. En dehors de ces récits légendaires, il semble que ce souverain ait bien mené une politique expansionniste.

Surahbi’il Yakkuf accède au trône après décembre 462. Il n’est probablement pas d’ascendance royale. Il prône aussi un monothéisme judaïsant et une source éthiopienne (Le martyre d’Azqir) mentionne la présence de rabbins juifs (rabbanat) parmi les conseillers du roi. 

Son fils, Marthad’Ilan Yun’im, a construit un temple monothéiste et a probablement agrandi une synagogue, même si l’interprétation des inscriptions est toujours délicate. 

Le conflit entre les partis pro-éthiopien et autonomiste au 6e siècle

Le règne de Marthad’ilan Yanuf a commencé entre août 472 et juillet 504. La fin de son règne tombe entre mars 509 et juin 521. Avec les sources dont nous disposons actuellement, il n’est pas possible d’être plus précis. 

C’est peut être sous son règne qu’il faut situer la conversion des Himyarites signalée par le chroniqueur byzantin Jean Diakrinomenos, lui-même cité par Théodore le Lecteur. On place généralement cet évènement sous le règne de l’empereur byzantin Anastase Ier (avril 491-juillet 518). 

Son successeur, qui n’est apparemment pas son fils, Ma’dikarib Ya’Fur, rétablit l’autorité himyarite en Arabie centrale. D’après plusieurs sources, ce roi chrétien a été placé à la tête du pays par les Ethiopiens. On sait par une autre source chrétienne, Cosmas Indicopleustès, que les Ethiopiens ont effectivement mené une expédition en Arabie du Sud durant cette période. 

Cependant, un certain Yusuf As’ar Yath’ar, profitant de la mort du roi, s’empare du trône suite à un coup d’Etat (522). Il lutte contre les chrétiens himyarites, les résidents éthiopiens et les tribus de la Tihama qui sympathisent avec l’Ethiopie. Il massacre notamment les Ethiopiens de Zafar. C’est ce roi qui ordonne le célèbre massacre de Najran contre les chrétiens. 

L’expédition éthiopienne et l’occupation de l’Arabie du Sud

La persécution des chrétiens a servi de prétexte à l’Ethiopie pour intervenir en Arabie du Sud. C’est le négus Ella Asbeha (Elesbaas) qui mène la campagne. Il prend la capitale du royaume et construit une église, puis fait venir un évêque nommé par le patriarche d’Alexandrie. Il semble que beaucoup de nobles aient été tués, mais d’autres se convertirent au christianisme. 

Les Ethiopiens choisissent alors un roi chrétien, Sumayafa ‘Ashwa’, qui devient vassal du négus. D’après les sources sudarabiques, c’est le premier roi qui se revendique officiellement chrétien et des formules religieuses chrétiennes apparaissent dans les textes officiels. Son royaume n’est pas ignoré et l’empereur byzantin Justinien sollicita l’aide du royaume d’Himyar pour lutter contre la Perse, cependant l’ambassade se solda par un échec. 

Sumayafa ‘Ashwa’ ne peut toutefois pas se maintenir au pouvoir très longtemps et il est vite renversé par un certain Abraha. La première mention du règne d’Abraha date de juin 547, mais il a certainement commencé plus tôt. C’est aussi un chrétien, esclave d’un marchand romain. 

Avec la conquête éthiopienne, le christianisme accède vraisemblablement au rang de religion d’Etat, mais nous ne savons rien du sort réservé aux autres religions. La terminologie utilisée par Abraha pour invoquer Dieu révèle des influences syriaques. Plusieurs termes religieux (« Saint Esprit », « consacrer », « prêtre ») sont d’origine syriaque et le plan de l’église, détruite dans les années 750, semble être d’origine syrienne. D’un point de vue confessionnel, il était certainement monophysite.

La fin du royaume himyarite

Après ce règne les informations sont beaucoup moins sûres. On sait que les habitants d’Arabie du Sud ont fait appel aux Perses pour se débarrasser des Ethiopiens. L’expédition est menée par le général Wahriz, envoyé par le roi Husraw IerAnushirwan (531-579). Les dates ne sont pas sures mais on peut situer celle-ci vers 575. Le roi Masruq, fils d’Abraha, est tué au cours du combat. 

Wahriz installe sur le trône himyarite un roi vassal qui semble être de confession juive. Cette domination paraît moins pesante que la domination éthiopienne, mais le roi est néanmoins assassiné lors d’une partie de chasse. On ne connaît cependant pas les auteurs, ni les motifs, de cet assassinat.

Toujours est-il qu’après sa mort, le pays sombre dans une période de troubles. Les Perses transforment alors le royaume en une province sassanide dont le gouverneur est Wahriz. Les gouverneurs perses se succèdent jusqu’à la conquête musulmane, mais les listes divergent entre elles. Le dernier gouverneur perse, Badhan, se convertit à l’islam et le reste du royaume suit son exemple. 

Bibliographie

Gajda, I. (2009). Le royaume de Himyar à l’époque monothéiste. Paris : Mémoires de l’académie des inscriptions et des belles-lettres.