Et si demain, il était trop tard ? Si les associations solidaires, lieux de refuge et d’entraide, n’étaient plus que des souvenirs ? Ce texte puissant et glaçant de Valérie Rodriguez, secrétaire générale de la Mission Populaire, imagine un futur où l’extrême droite a pris le pouvoir, réduisant au silence celles et ceux qui œuvrent pour la dignité et la solidarité.
C’est le dernier repas tous et toutes ensemble. Le dernier couscous préparé par Khadija dont les yeux ne sont plus à la fête… Après 50 années d’existence, l’association va devoir fermer ses portes définitivement.
Les meubles ont presque tous disparus, donnés à celles et ceux qui en avaient besoin. Il reste encore la grande table et les chaises pour ce dernier repas. Elle s’active Khadija pour que tout soit prêt quand les convives vont arriver. Elle donne ses instructions à Martine et Viviane, bénévoles de longue date, à Fatima et Kader qui venaient ici prendre des cours de français. Le couscous sera prêt … le dernier.
Eux, ils sont venus il y a 1 mois déjà pour saisir tous les dossiers, vérifier qui était en règle et qui ne l’était pas. Ils ont pris les ordinateurs, les dossiers papier, ils ont tout emporté. Ils ont dit que celles et ceux qui n’étaient pas en règle, qui n’avaient pas de papiers seraient traqués, retrouvés et renvoyés dans leur pays d’origine. Nous, on ne savait pas qu’ils allaient venir… pas si vite en tout cas, on pensait qu’on avait encore un peu de temps … On n’a rien mis à l’abri, on n’a pas anticipé, on aurait dû se préparer, plus vite et mieux. On a mis en danger des familles, des enfants, des femmes et des hommes qui venaient ici pour partager un peu le poids de leur peine, leurs difficultés quotidiennes. On était un havre de paix, un lieu fraternel où venaient se ressourcer les abîmés de la vie.
Bien sûr, ça a commencé insidieusement, presque tranquillement… On s’est dit que ça n’arriverait jamais en France, que le barrage contre l’extrême droite était encore solide et que les oiseaux de mauvais augure faisaient preuve d’un pessimisme de mauvais aloi. Au début, ils ont juste désigné quelques « coupables » faciles, toujours les mêmes. Parallèlement, ils ont coupé des subventions, supprimé des postes aidés, ça permettait de fragiliser les associations qui portaient secours à toutes ces personnes : celles qui vivent dans la rue, les migrants, les pauvres… Ils ont aussi désigné de plus « gros coupables », la Cimade par exemple… Petit à petit, les discours haineux se sont généralisés, sont devenus « entendables » et surtout entendus.
Puis avril 2027 est arrivé. On a voté… un peu inquiets certes, mais le barrage était là, le fameux barrage… On n’a rien vu venir … Et le cataclysme s’est produit… Aujourd’hui, on ferme nos portes … bien d’autres associations font de même. Des gens sont à la rue, pour de bon cette fois-ci, plus personne ne pourra leur porter secours.
Alors qu’est-ce qu’on aurait dû faire ? Éviter ça, ce n’était plus possible, l’inéluctable allait se produire, nous le savions, mais nous n’avons pas voulu y croire, nous nous sommes voilé la face. On aurait dû se préparer… On aurait dû parler davantage, dire la réalité de vie de celles et ceux que le destin, la vie, la faim, la géopolitique ou le climat ont jetés sur les routes de l’exil. On aurait dû raconter plus, raconter mieux, expliquer, tenter de convaincre… pacifiquement… et sans mépris … On ne peut pas convaincre des gens que l’on méprise. Maintenant, c’est trop tard.
Le dernier couscous sera mangé dans un silence pesant… Quelques blagues tentées feront sourire un peu. Et puis les portes seront fermées. Définitivement.