Alors que les discours de haine gagnent du terrain et que la violence s’installe dans le débat public, comment porter une parole de liberté, de justice et d’espérance ? Sollicité pour animer une session autour de la lutte contre les extrêmes, Laurent Piolet nous livre une réflexion nourrie par ses lectures – de Bernanos à Paul, de Germinal aux Évangiles – et nous appelle à tenir bon : face au désespoir, il existe une espérance qui se construit pas à pas, dans l’engagement, la vérité, et la foi.
La Mission populaire a été récemment sollicitée pour intervenir dans une pastorale pour animer deux jours de réflexion et de débats autour de la lutte contre les idées extrêmes, l’intolérance et la montée de la violence dans notre société. La répartition interne des tâches a fait que j’ai préparé et assumé cette intervention, le retraité est souvent la victime consentante désignée. Il m’a fallu revenir sur beaucoup de lectures et de références, au-delà de très nombreux rappels statistiques de contre-argumentation. J’ai relu encore une fois à cette occasion le très grand Georges Bernanos, en l’espèce son petit livre de 1946 La liberté, pour quoi faire ?[1]. Il s’agit d’un recueil de deux conférences données à la Libération après son retour d’exil au Brésil. Ce grand « catho » de droite et esprit libre a été un antifasciste convaincu dénonçant déjà dans Les Grands cimetières sous la lune, l’horreur des massacres de Franco pendant la guerre d’Espagne.
Alors que la liberté est retrouvée en Europe, il pose cette question provocatrice qui revient à demander à un peuple dans l’allégresse, « mais qu’allez-vous faire de votre liberté ? ». Il reviendra tout de suite à l’esprit ce curieux verset de l’épitre de Paul aux Galates chV v1 « C’est pour que nous soyons vraiment libres que Christ nous a libérés. ». En effet, il ne suffit pas d’avoir été libéré, d’avoir dépassé la Loi, encore faut-il inventer et construire sa liberté pour vivre en Esprit. Rude tâche. Début de la question d’une éthique chrétienne. Grosse responsabilité pour nous, pauvres humains. Ce n’est plus la volonté de Dieu qu’il convient de suivre, c’est à nous d’inventer une vie qui puisse plaire à Dieu.
Et Bernanos nous livre des pistes de réflexion passionnantes. Je vous en fais part.
« Le monde moderne regorge aujourd’hui d’hommes d’affaires et de policiers, mais il a bien besoin d’entendre quelques voix libératrices. Une voix libre, si morose qu’elle soit, est toujours libératrice. Les voix libératrices ne sont pas les voix apaisantes, les voix rassurantes. Elles ne se contentent pas de nous inviter à attendre l’avenir comme on attend le train »
Pas mal, non ? Ça nous parle aujourd’hui comme on dit, et ce texte a pourtant quatre-vingts ans. Mais ce n’est que le début.
« La pire menace pour la liberté n’est pas qu’on se la laisse prendre, car celui qui se l’est laissé prendre peut toujours la reconquérir, c’est qu’on désapprenne de l’aimer, ou qu’on ne la comprenne plus »
Puis enfin plus loin.
« L’optimisme est un ersatz de l’espérance, qu’on peut rencontrer facilement partout et même, tenez, au fond de la bouteille. Mais l’espérance se conquiert. On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité, au prix de grands efforts et d’une longue patience. Pour rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore. »
Dans l’état de notre monde actuel, il y a tout lieu d’être pessimiste. Bernanos, le revendique, ce pessimisme créateur. Je partage ce sentiment. Car la vraie lueur c’est que nous n’avons pas renoncé à bâtir une espérance par notre engagement spirituel et dans la société. L’avenir de notre société malade repose sur cela, redonner une espérance, telle que l’espérance folle de la Libération. C’est à nous que ceci incombe, bricoleurs du social, quel que soit l’aspect dérisoire de nos moyens, nos moments de doute, notre fatigue. Car être libre et vivre en Esprit, c’est cela, et c’est une fichue responsabilité nous dit Paul. Ce travail est long pour ceux qui portent une espérance sociale née de leur foi. On ne gagne pas toujours ni tout de suite, parfois l’on perd et recule, mais on sait que cela ne s’arrêtera pas cette espérance. Zola nous le rappelle dans les dernières lignes de Germinal dans ce paragraphe merveilleux de la défaite qui annonce un lendemain. Tout a échoué, la grève, la révolte, Lantier part seul sur les routes vers un ailleurs et peut être un lendemain qui chante mais il n’est pas seul. Avec lui, sous terre et sur terre : « Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre ».
Laurent PIOLET
[1] Bernanos emprunte cette question à Lénine en la détournant, en mentionnant avec quel cynisme il traitait la question de la liberté.