Stéphane Lavignotte, pasteur de la Maison Ouverte, fort de 60 ans d’ expériences de la Mission populaire, invite à un « travail d’égalité ».
Le syndicat étudiant UNEF est victime d’attaques très violentes pour avoir organisé des groupes de paroles entre personnes victimes du racisme. De fait – parce que les personnes « blanches » en sont rarement victimes – ces groupes réunissent des personnes « noires », « arabes », « asiatiques », etc.
Quand j’organise des formations théologiques pour les équipiers de la Mission populaire, je favorise les échanges en petits groupes. J’ai remarqué que si on met des pasteurs avec des non-pasteurs, les seconds ont tendance à « demander la bonne réponse » aux premiers et les premiers à déployer un savoir théologique que les seconds n’ont pas toujours. Les bavards à ne pas laisser parler les timides et les timides ne pas arriver à parler… Depuis peu, je compose assez précisément ces groupes. Je mets les pasteurs ensemble. Les bavards avec les bavards. Les timides avec les timides.
Quand je suis arrivé dans mon premier poste à la Mission populaire, à la Maison Verte (Paris 18e), existait le groupe Marthe et Marie. C’était – et c’est toujours – un cours de français avec uniquement des femmes. J’ai demandé pourquoi uniquement des femmes. Parce que ces cours sont aussi des occasions de parler de soi, de ce qu’on vit dans la famille, avec le mari, dans sa sexualité… Les mêmes choses ne se diraient pas si des hommes étaient là.
Comme le raconte Bertrand Vergniol dans un article (à paraître dans le prochain numéro de Foi et Vie, cahier du Christianisme social sur le travail) sur le Pasteur Guy Bottinelli qui a développé à la Mission populaire un engagement dans les milieux ouvriers (Equipes ouvrières protestante, Missions dans l’industrie, etc.) à partir du milieu des années 1960, les personnes des milieux populaires n’osent pas parler ou en tout cas dire le contraire d’un « mieux instruit ». Et « lorsque l’on ne dit pas ce qu’on pense à des mieux instruits que nous, on finit par ne plus penser du tout ! » 1. Pour combattre cela, il réunissait dans un premier temps les personnes par catégories socio-professionnelles, avant un partage en plus grand groupe… Ce qui provoquait bien des interrogations dans les paroisses. Comme le dit Josette Pétrequin, ouvrière et fidèle des équipes ouvrières : « les Équipes ouvrières me permettaient de mieux maîtriser les choses dans ma boîte. GuyBottinelli savait que quand on mettait des cadres et des ouvriers ensemble, il n’y a que les cadres qui parlaient, d’où des groupes par catégorie »2.
Un outil pratique
Dès leur création, les Fraternités de la Mission populaire ont accueilli les groupes – non-mixtes – du mouvement protestant Jeunes Femmes. Construisant une parole et un engament commun, elles participèrent à la création du Mouvement du planning familial et purent se faire entendre des hommes du protestantisme qui avaient du mal à considérer que les questions de contraception et d’avortement étaient aussi importants que la guerre d’Algérie qui les avait temps passionné.
Au début des années 2000, membre du parti Les Verts, j’avais organisé une réunion lors des journées d’été : « Les croyants sortent du placard ». Depuis qu’il se savait que j’avais fait un baptême d’adulte et commencé des études de théologie, des personnes venaient me voir pour me confier, à voix basse, comme un secret qu’ils étaient croyants, que la JOC ou la « Fédé » des étudiants protestants avait compté dans leur vie, etc. Lors de cette réunion avait pu se dire l’importance de leur foi dans leur vie, dans leur engagement, le lien qu’il faisait entre le christianisme – ou le judaïsme, l’islam, la franc-maçonnerie… – et l’écologie…
Les groupes de paroles de l’UNEF ne sont que cela : un outil pratique pour permettre à des personnes de se dire des choses qu’elles n’oseraient pas dire si étaient présentes des personnes qui n’ont pas vécu la même chose. Pour qu’au témoignage d’une remarque vécue comme vexante ne soit pas répondu : « Ah, ça t’a blessé, mais vous les antillais, qu’est-ce que vous êtes susceptibles avec ça ! ». De prendre de la force ensemble, de prendre confiance en ce qu’on pense et ressent pour le dire aux autres.
Les groupes non-mixtes de l’UNEF, ce n’est pas autre chose. Mais les réactions disent beaucoup d’autres choses.
Être une femme, un ouvrier, un bavard, un timide, un pasteur, un non-pasteur, c’est un caractère, une position voire une identité sociale, qui met dans une situation de facilité/légitimité, ou non, pour parler. Mais être noir ou arabe ne devrait pas l’être : on peut être arabe et femme, pasteur et noir, asiatique et bavard… Cela nous dit donc que les personnes qui sont victimes du racisme le sont à ce point – et le plus souvent seulement par des remarques déplacées, ce qu’on appelle des « micro-agressions » mais tellement fréquentes – que cela les met dans une position sociale allant jusqu’à créer une identité sociale. Et interrogez n’importe quelle femme, elle vous racontera la même expérience. Le terme « racisé », si mal compris, dit cela : renvoyé en permanence à une race supposée.
« Racialisation » des rapports sociaux ?
On accuse les groupes non-mixtes de « racialiser » les rapports sociaux alors qu’ils ont comme volonté de déjouer des rapports sociaux malheureusement déjà racialisés. Mais en utilisant – pour les déjouer – les catégories blancs, non-blancs, noirs, arabes… ne risquent-elles pas d’en sortir renforcées ?
Le sociologue Abellali Hajjat différencie la « haine de soi », le « repli exclusif » et le « repli d’ouverture ». La « haine de soi » est une manière de renier tout de ses origines, y compris pour ensuite partir en guerre contre toute personne qui dirait avec trop de visibilité ces origines, sa foi, sa double culture. Le « repli exclusif » est la mythification des origines, l’essentialisation des identités, l’enferment communautariste.
Le « repli d’ouverture » est un repli transitoire – par exemple le temps d’un groupe de parole – la frontière entre eux et nous devant être supprimée. Il se caractérise par une conscientisation politique, une reprise de la mémoire sociale, des luttes d’émancipation. Comme l’écrivait le pasteur Bulangalire Majagira, à l’occasion des 15 ans de la Communauté des églises d’expression africaines (CEAF membre de la Fédération protestante) : « La première leçon est de se construire afin d’entrer en construction du monde avec les autres. Pour cela une démarche est essentielle : construire un « non » et l’assumer pleinement. « non » par rapport aux autres certes, mais surtout par rapport à soi pour l’établissement d’un « oui » constructif avec les autres, pour les autres et pour soi-même ».
L’apôtre Paul est en même temps plein d’espérance et réaliste quand il dit en Galates 3:28 : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ ». Cet effacement des identités est notre horizon. Un horizon que nous sommes amenés à vivre dès maintenant. Mais il est réaliste : il sait bien que cela existe encore dans les communautés qu’il accompagne, créant de nombreux conflits que nous racontent les actes des apôtres comme ses épîtres. Et a fortiori dans le monde, puisqu’une partie de ces catégories existent encore. Mais qu’elles s’effacent petit à petit dépend du travail d’égalité3 que font les un.e.s et les autres, cette persévérance dont parle tant l’apôtre Paul.
Ceux qui sont infériorisés, renvoyés à leur sexe ou à leur race supposée, à leur soi-disant ignorance d’ouvrier, le font par ces groupes de parole, en la prenant publiquement, en déployant plus d’efforts dans leurs études ou leur carrière professionnelle pour obtenir le même résultat. Ceux qui sont en position plus favorable, que font-ils : que faisons-nous ? Il dépend aussi de nous, notamment de nos réactions à ces groupes de paroles non-mixtes, à ces prises de paroles qui parfois nous bousculent, qu’elles s’enferment dans la haine de soi ou le repli exclusif. Ou au contraire participent d’un repli d’ouverture pour qu’un jour s’effacent les frontières. Qu’il n’y ait plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, mais que nous soyons un, une humanité fraternelle.
1 Guy BOTTINELLI, « Pour l’histoire », Lyon, 2015, p.9.
2 Présence, journal de la Mission populaire évangélique, avril 2019, p.5.
3 Stéphane Lavignotte, Vivre égaux et différents, éditions de L’atelier, 2008.