À l’approche du 11 novembre, jour de commémoration nationale, Jean Loignon invite à relire cette date fondatrice sous un angle original : celui d’une liturgie républicaine. Entre mémoire collective, deuil partagé et affirmation de la laïcité, la cérémonie du 11 novembre raconte comment la République a su créer ses propres rites pour relier les citoyens au-delà de leurs croyances. Une réflexion éclairante sur ce que signifie encore, aujourd’hui, « faire mémoire ensemble ».
Au lendemain de la Grande Guerre, pas encore première du nom, la France se dota d’un dispositif mémoriel inédit, lui permettant de réaliser un travail de deuil à l’échelle de la nation et des 1 350 000 tués. La commémoration de la fin de la Première Guerre mondiale peut se lire comme une liturgie républicaine et laïque, dans une démarche religieuse, au sens étymologique du mot, « ce qui relie les membres d’une communauté ». À l’heure où une certaine vision de la laïcité voudrait cantonner dans une sphère strictement privée l’expression de la foi religieuse, il est utile de revisiter le riche champ symbolique déployé de 11 novembre en 11 novembre.
Le soldat inconnu fut choisi en 1920 par un jeune soldat, pupille de la nation et engagé à la dernière année de la guerre : Auguste Thin, placé devant huit cercueils de la nécropole de Verdun contenant les dépouilles de soldats non-identifiables, si ce n’est par leur appartenance à l’armée française, déclara s’être souvenu du n° de son régiment, le 132e et avoir additionné les trois chiffres : il déposa une gerbe devant le 6e cercueil, qui fut aussitôt transféré à Paris et inhumé sous l’Arc de Triomphe. N’est-ce pas Albert Einstein, qui définissait le hasard comme Dieu incognito ? Depuis 1923, une flamme perpétuelle brûle devant la dalle du soldat inconnu, comme par un signe d’immortalité.
Rappelons que la soi-disant Belle Époque avait vu la société française se déchirer profondément, notamment lors de l’Affaire Dreyfus ou de la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905. Mais l’épreuve de la guerre avait rapproché dans les tranchées des groupes qu’on croyait irréconciliables. Les aumôniers catholiques, protestants, israélites avaient accompagné les mêmes douleurs. La manière de choisir le soldat inconnu assumait donc le risque qu’il soit un Français croyant en Dieu ou n’y croyant pas, dans le respect de la liberté de conscience.
Dans chaque commune, l’édification du monument aux morts s’accompagna du long et minutieux recensement des noms de toutes les victimes, préoccupation jusque-là parcellaire dans les guerres précédentes. À chaque 11 novembre, ces noms étaient cités, de façon égalitaire, devant les autorités républicaines élues et les habitants rassemblés. Après l’exécution d’hymnes, dont la sonnerie de trompette « Aux morts », étaient déposées en hommage (en offrande ?) des gerbes de fleurs. La participation à l’époque obligatoire des enfants des écoles sous la conduite de leurs maîtres soulignait le souci de transmission et la dimension laïque de la cérémonie. Mais ce culte citoyen témoignait de la porosité entre le sacré et le profane, à l’image des convictions majoritaires de la population.
Le 11 novembre peut donc se lire comme une grande leçon de laïcité, avec une créativité audacieuse stimulée par l’ampleur des douleurs que la France avait subies.
Jean Loignon