Stéphane Lavignotte, équipier-pasteur à la Maison Ouverte (Montreuil, 93), se demande si nous allons reprend nos jougs d’avant le confinement.
En juin 1968, le cinéaste Jacques Willemot filme la reprise du travail aux usines de piles Wonder de St Ouen (93) après les grèves de mai-juin. Une ouvrière refuse de rentrer. Elle ne veut pas retrouver le travail harassant, le salaire de misère, les tâches dégueulasses qui vous rendent tout noir de charbon à la fin de la journée, sans douche pour se laver. Elle refuse de reprendre.
Pendant plus d’un mois, avec ce confinement, les un.e.s et les autres se sont arrếtés. Nous avons quitté le travail. Certains ont quitté la ville. Que se sera-t-il passé pendant cet arrêt de la vie normale ? Certes, le confinement ce n’est pas les vacances. Il pèse quand on vit dans des petits appartements. Il est inquiétant quand l’un des confinés est malade. La peur de la pénurie s’est petit à petit éloignée mais elle est encore présente.
Mais les poids habituels des temps de déplacement pour aller travailler, de la pression du travail, de le pression des ordres et de la hiérarchie, peut-être du non-sens des tâches effectuées ne sont plus. Le bruit de la ville s’est évaporé. Les voitures n’envahisent plus nos rues. Les oiseaux ont repris le dessus. Nous sommes peut-être réveillés par leur chant à la place du réveil. Un poids n’est plus.
J’avais été frappé lors de mes premières lectures des lettres de l’apôtre Paul dans la Bible de son rapport à la loi juive de son époque. Il avait été un juif extrêment pratiquant, appliquant à la lettre les centaines de lois précises qui cadraient la vie quotidienne. Il raconte que c’est une fois qu’il a arrếté de les appliquer qu’il s’était aperçu de leur poids. Si le Christ est un joug léger, c’est aussi que le précédent était lourd.
Et dans Galates 5,1, il exhorte ses frères : « C’est pour la liberté que le Christ nous a libérés. Tenez donc ferme, et ne vous remettez pas sous le joug de l’esclavage ». Mais ce n’est pas facile d’abandonner le joug de nos esclavages. C’est d’ailleurs ce que raconte son épitres à ces galates qui se demandent s’ils doivent continuer la circoncision.
Comment abandonne-t-on un joug ? Dans les temps habituels, il y a deux voies.
La première est celle qu’a vécue Paul. D’un coup : il était sur le chemin de Damas et Dieu lui a parlé. D’un coup, il a tout abandonné. Ce chemin est celui des conversions. Dans le monde religieux, Jésus tombe dans notre coeur, on est frappé par la lecture des Evangiles, on reçoit une lumière comme Paul Claudel derrière un pilier de Notre-Dame. Dans la vie plus généralement, on s’aperçoit un jour que ce qu’on fait habituellement – le travail, l’engagement militant, la vie de famille… – n’a plus de sens, que cela fait du mal à soi, aux autres ou à la planète, et on arrête tout. On était trader et on va élever des chèvres en Ardèche. Cette voie de la prise de conscience et du changement radical de vie a été celui promut par des courants religieux ou politiques minoritaires, la réforme radicale comme l’écologie. Il a l’avantage d’être total, il a l’inconvénient de ne concerner que des minorités. Il est élitaire.
L’autre chemin est celui, plus lent, des majorités. Sous l’influence souvent des minorités que je viens de citer – minorités actives aurait dit le psycho-sociologue Serge Moscovici – les valeurs du groupe majoritaire et son mode de vie changent. L’amour du prochain devient important, manger bio et trier ses déchets apparaissent une évidence.
L’expérience que nous vivons ne cumule-t-elle pas les deux ? Avec l’obligation du confinement collectif, l’ensemble de la population se retrouve à peut-être vivre une prise de conscience que ne vivaient jusque-là que des individus isolés. Tout d’un coup, poser l’ancien joug des conditions de vie et de travail. Sans doute, pas l’envie que perdure le joug des conditions actuelles liées au confinement. Mais peut-être réaliser qu’on n’a plus envie de reprendre les anciennes. Ne plus retourner aux usines Wonder. Ne plus reprendre les anciennes lois de l’ancienne religion. Ne plus reprendre la folie du mode de vie ancien. Ne plus supporter la ville bruyante où l’on s’entasse dans des petits appartements et des transports en commun bondés. Ne plus recommencer le travail sans sens et sous pression hiérarchique.
Ne plus.
Alors, tout commence.
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