Philippe Verseils, secrétaire-général de la Miss Pop, nous invite à revoir notre rapport aux émigrants et à travers eux, au monde.
Aujourd’hui je suis triste.
La jeune femme albanaise que nous avons accueillie l’autre nuit chez nous à Paris avant de l’amener à la CNDA (commission nationale du droit d’asile) vient de recevoir la réponse : refusé !
Un simple mot qui la renvoie à l’errance.
Je ne sais les raisons de sa fuite ni les péripéties de son parcours. A la retenue de ces propos, je mesure seulement l’ampleur des violences, des arrachements, des angoisses, l’infini de ses espérances et l’impact de ce verdict qui aujourd’hui la replonge dans l’abîme d’un avenir bouché.
Ma tristesse pour elle est aussi colère contre nous-mêmes qui discourons ces jours-ci, dans les salons dorés de notre république, du risque des communautarismes, assimilant à l’envi les particularités culturelles aux replis anti-républicains, voire aux foyers de terrorisme.
Car cela nous remplit de crainte que de remettre en cause l’unicité et l’uniformité de notre « identité française », le noyau dur et sans faille de notre personne, une identité refermée sur elle-même, craignant l’étrangeté, associée à une langue, une nation, une religion, parfois une ethnie, une race, une tribu, un clan, une entité bien définie à laquelle on s’identifie. Mais notre monde métissé nous oblige à changer notre point de vue sur les identités, comme sur notre relation à l’autre.
Identité-relation
Nous devons accepter de nous construire une personnalité instable, mouvante, créatrice, fragile, au carrefour de soi et des autres. Une identité-relation. On se croit généralement autorisé à parler à l’autre du point de vue d’une identité fixe. Bien définie. Pure. Atavique. Mais aujourd’hui c’est impossible et cela nous remplit de crainte que de parler sans certitude. C’est pourtant une source d’enrichissement considérable.
Et les migrations actuelles qui génèrent le fantasme du « grand remplacement » nous aident à développer cette pensée de l’errance. Non pas la pensée du voyage, de la découverte et de la conquête qui a causé tant de dégâts dans le monde, tant de dominations, de massacres et de destructions. Non pas la pensée du voyage mais la pensée de l’errance, la construction d’une identité véritablement relationnelle.
Et il me semble important de réfléchir à la pensée de l’errance aujourd’hui à laquelle les migrations nous invitent parce que l’errance ce n’est pas l’égarement, l’errement, la divagation. L’errance débarrasse le voyage, la découverte ou le déplacement de toute préoccupation de conquête et de possession. Elle est un partage d’appartenance.
Abraham
La figure d’Abraham, dont la bible nous retrace l’itinéraire, est déjà une invitation à l’errance :
« L’Eternel dit à Abram : Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père ! »1, c’est-à-dire :
« Sors de ce qui a jusqu’à ce jour constitué ton histoire, ta culture, tes repères, quitte la maison de ton père ».
Et son chemin tout comme l’horizon de sa marche ne sont pas tout tracés. Son départ le mène vers des événements, des péripéties, des rencontres qui ne sont pas connues d’avance.
Il s’engage sur le chemin d’une humanité nouvelle qu’il faut inventer, vers une errance pleine de surprises, de transformations, de métamorphoses. Il ne sera plus le même, son nom même d’ailleurs se transforme en celui d’Abraham, dont la signification est père d’une multitude, père du multiple, père du divers, de la diversité. Son départ n’est pas un simple déplacement sur les routes du monde. En partant il prend le risque de devenir un autre, il accepte d’être humain autrement.
Il refuse la stratégie de l’esquive, de l’enfermement sur soi ou de la violence qui, comme on le dit très justement, met « hors de soi ». Paradoxalement il deviendra lui-même en acceptant ce dépaysement intime, ce déplacement culturel et spirituel, cette reconfiguration et cette redéfinition de soi que provoqueront toutes ses mises en question, ses découvertes et ses rencontres.
« Ceux qui partent »
Aujourd’hui, au lieu de crier notre peur d’un « grand remplacement », nous devrions nous réjouir de l’opportunité de renouveler notre compréhension de nous-mêmes, de notre culture, de notre histoire, de notre religion que nous permettent les migrations.
Elles ne sont pas invasion mais relation, elles ne sont pas remplacement mais renouvellement comme l’écrit avec force et justesse Jeanne BENAMEUR à la fin de son dernier livre « Ceux qui partent » et par lequel je voudrais terminer :
« Les émigrants ne cherchent pas à conquérir des territoires.
Ils cherchent à conquérir le plus profond d’eux-mêmes parce qu’il n’y a pas d’autre façon de continuer à vivre lorsqu’on quitte tout.
Ils dérangeront le monde où ils posent le pied par cette quête même.
Oui, ils dérangeront le monde comme le font les poètes quand leur vie même devient poème.
Ils dérangeront le monde parce qu’ils rappelleront à chacun et à chacune, par leur arrachement consenti et leur quête, que chaque vie est un poème après tout et qu’il faut connaître le manque pour que le poème sonne juste.
Ce sera leur épreuve de toute une vie car lorsqu’on dérange le monde, il est difficile d’y trouver une place.
Mais leur vaillance est grande.
Il y a tant de rêves dans les pas des émigrants qu’ils éveilleront les rêves dormant à l’intérieur des maisons. Cela effraiera peut-être des cœurs endormis. Des portes resteront closes.
Mais ceux qui espéraient confusément, ceux qui sentaient que la vie ne doit pas s’endormir trop longtemps, regarderont à la fenêtre. Ils entrouvriront leurs portes et leur cœur battra plus fort.
Les émigrants annoncent que c’est un temps nouveau qui commence.
Un monde où, pour mener et le souffle et le pas, il n’y a plus que la confiance.
Ils apportent avec eux le monde qui va, le monde qui dit que les maisons et tout ce qu’on amasse n’est bon qu’à rassurer nos existences si brèves.
Un monde qui est prêt à apprendre une langue nouvelle, même si la peur de perdre sa langue première fait vaciller les sons dans les gorges.
Un monde qui sait que rien n’appartient à personne sur cette terre, sauf la vie »2
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1 Genèse chapitre 12 verset 1
2 Jeanne BENAMEUR, « Ceux qui partent », Editions Actes Sud, 2019, P. 326-327