« La joie de découvrir que la joie existe, qu’elle est en nous, exactement comme la vie, sans conditions et, donc, qu’aucune condition, même la pire, ne saurait la tuer. »
L’homme qui écrit cette phrase s’appelle Jacques Lusseyran. Il parle de Jérémie, un camarade d’infortune qui apportait joie et espoir aux détenus dans le camp de Buchenwald où il a été déporté pour fait de résistance. Il a été arrêté en juillet 1943 à l’âge de 19 ans. Mais Jacques Lusseyran était également aveugle depuis l’âge de huit ans, à la suite d’un accident. Sa cécité ne l’a jamais entravé dans sa détermination. Au moment où il s’engage dans le mouvement Défense de la France, il est élève de classe préparatoire au Lycée Louis le Grand où il assiste aux cours avec une machine à écrire en braille. Défense de la France parviendra à diffuser le plus gros tirage de journal clandestin en France qui atteindra jusqu’à 450 000 exemplaires.
Il m’arrive parfois de ruminer mes malheurs, comme nous tous. Je les trouve immenses, comme nous tous. Puis ce texte m’est tombé dessus, comme la foudre. Et j’ai été accablé d’une grande honte puis saisi d’une immense joie, précisément. Je ne cesse d’y penser désormais à la joie de ces riens, ici et maintenant, ces moments qui sont posés là devant nous et que bien souvent nous ne voyons pas. Jérémie est mort, Jacques Lusseyran a survécu. De retour à Paris il a repris ses études et est devenu agrégé de Lettres. Une loi instaurée par Vichy interdisait aux aveugles d’enseigner en lycée. Elle n’a été abrogée qu’en 1955 ; pays ingrat. Entretemps, il a dû rester en marge, donner des cours dans diverses structures avant de se voir confier un poste universitaire aux États-Unis. Le malheur l’a rattrapé en 1971, il meurt à 46 ans dans un accident de la route avec son épouse.
Allez, encore un peu de joie :
« Quelle joie ? Voici des explications, mais elles sont pauvres : la joie d’être en vie, d’être encore en vie à cet instant, l’instant d’après, chaque fois que nous y pensions. La joie d’éprouver la vie des autres, de quelques autres du moins, contre nous, dans l’ombre la nuit. Que sais-je ? La joie. Cela ne vous suffit pas ?…Cela faisait bien mieux que nous suffire : c’était le pardon, là, tout soudain, à quelques pas de l’enfer. »
En 2018, étant à Weimar en Allemagne, je me suis rendu au camp de Buchenwald, qui est à huit kilomètres de la ville. On prend le bus 4 à la gare ; il monte la colline de l’Ettersberg par la Blutstrasse, « la route du sang » construite par les détenus, faite de plaques de béton un peu disjointes aujourd’hui qui font beaucoup de cahots . J’étais venu parce que ce camp avait été le principal lieu de déportation des résistants français. J’avais pu croiser dans les hasards de ma vie quelques-uns de ces déportés : Stéphane Hessel, Guy Ducoloné, Henri Krasucki. C’était un hommage, à eux et à tous les autres. J’ai fait ce que l’on ne doit pas faire, ne le faites pas, ne le dites pas. Quelque part vers le bas du camp entre ce qui avait été le Revier et le bordel, alors que l’on ne pouvait pas vraiment me voir, j’ai ramassé un fragment de pavage cassé. Mon caillou. Il est sur une étagère. C’est une manie de ramasser des cailloux. Sans le savoir, je croyais avoir pris mon morceau du malheur de l’autre siècle et j’ai ramené aussi la joie de Jacques Lusseyran que je ne connaissais pas à ce moment. Je regarde encore différemment mon caillou aujourd’hui.
Paix à eux, et joie pour tous.
Quelques œuvres de Jacques Lusseyran :
• Et la lumière fut (1953) Folio Gallimard
• Le monde commence aujourd’hui (1959) Folio Gallimard
Laurent PIOLET