Un scandale est, d’après le dictionnaire Larousse, une indignation produite dans l’opinion public par un fait ou un acte estimé contraire à la morale ou aux usages. C’est également une parole ou un acte répréhensible qui est pour le prochain une occasion de péché ou de dommage spirituel. La musique, comme tout art, fut au centre de nombreux scandales dont certains sont particulièrement mémorables. Aujourd’hui encore, certaines productions font scandale, ou plutôt sont sujettes à scandale. En tant que chrétien, protestant de surcroît, qu’est-ce que ces scandales ?
Le XIXe siècle est une époque dont les scandales musicaux sont encore au cœur de débats dans notre société, souvent dite « bien-pensante ». L’ère moderne a débuté dans les années 1910 avec des créations audacieuses telles le mélodrame Pierrot Lunaire (1912) d’Arnold Schoenberg (1874-1951) ou Le Sacre du Printemps (1913) d’Igor Stravinsky (1882-1971). C’est d’ailleurs cette dernière œuvre qui, le 29 mai 1913 au Théâtre des Champs Elysées, a créé une véritable émeute dans la salle. On peut remercier le réalisateur Jan Kounen d’avoir reconstitué l’évènement en ouverture de son film Coco Chanel et Igor Stravinsky (2009).
Commande des Ballets russes de Serge de Diaghilev, ce « grand sacrifice » dépeignant la Russie païenne a sans doute choqué le public parisien par ses rythmes lourds, saccadés et primitifs, comme également ses timbres agressifs et rugueux. Il est certain que la chorégraphie avant-gardiste du jeune Nijinski, dont les courbes des gestes sont bannis et les sauts des danseurs sont volontairement fébriles jusqu’à en devenir compulsifs, a toute sa part au scandale, voire davantage que la musique. Aujourd’hui, le Sacre du Printemps est reconnu comme l’une des plus grandes œuvres des 100 dernières années et reste l’œuvre préférée de nombreux mélomanes. Pour de nombreux pédagogues, il est même plus facile de faire entendre le Sacre que les symphonies de Mozart à certains de nos jeunes les moins initiés.
Le Théâtre des Champs-Elysées est aussi témoin d’un autre grand scandale avec la création de Déserts d’Edgard Varèse (1883-1965) le 2 décembre 1954. Malgré la notice rédigée par le jeune Pierre Boulez, le public n’était pas préparé à l’orchestration aux apparences chaotiques du compositeur franco-américain. En effet, les spectateurs s’attendaient plus à un compositeur italien originaire de la ville lombarde de Varese et ayant vécu au XVIIe ou au XVIIIe siècle. Grâce à la radio, nous pouvons être nous-mêmes témoins de leur surprise et, pour certains, de leur mécontentement sonore.
Ces manifestations exceptionnelles et historiques m’ont fait penser à d’autres scandales, bien plus récents. Je me souviens avoir assisté en 2017 à l’opéra Jeanne au Bûcher d’Arthur Honegger (1892-1955) à l’Opéra de Lyon, mis en scène par Romeo Castellucci (compte-rendu en cliquant ici). Cette mise en scène fut d’ailleurs internationalement reconnue et récompensée.
En préparation de ce spectacle, je m’étais renseigné sur cet artiste tout à fait exceptionnel, qui se démarque par ses provocations. Sa plus grande est sans doute celle du deuxième volet de son triptyque Sul concetto di volto nel figlio di Dio (Sur le concept du visage du fils de Dieu). Cette œuvre dramatique traite de la question du visage et de la représentation, et fut créée entre 2011 et 2012 au festival d’Avignon. Peut-être vous en rappelez-vous, la représentation fit grand bruit. Des chrétiens, choqués sans n’avoir jamais vu la pièce, avaient tenté de la censurer. Effectivement, les scènes où l’on voit un vieillard se souiller sur scène et jeter ses excréments sur un grand portrait que l’on suppose du Christ, peuvent ne pas être du goût de tout le monde… Pourtant, Castellucci est indéniablement un expert pour ce qui est de traiter les grands symboles religieux et politiques.
Parce que l’image même devient souvent plus forte de sens que la réelle personne qu’elle est censée représenter, l’homme de théâtre n’hésite pas un seul instant à s’insurger contre ces représentations héroïques et intouchables, à les faire tomber de leur piédestal afin que seul l’essentiel ne subsiste. C’est alors que le spectateur, ayant retrouvé son innocence et un regard complétement neuf, est capable de se construire par lui-même le personnage, peut-être même (pourquoi pas ?) plus proche du vrai.
Personnellement, je pense que Sul concetto di volto nel figlio di Dio ne peut être que significative et l’est particulièrement en tant que chrétien. Cette question de la représentation est, je crois, fondamentale de notre foi, surtout de celle issue de notre pratique protestante. Romeo Castellucci, en désacralisant l’image, nous pose la véritable question de la foi et de notre regard sur notre foi. Dans ce sens, peut-être l’œuvre de Castellucci est-elle non seulement intéressante mais plus encore, très chrétienne ? Dans tous les cas, je suis certain que censurer une telle représentation est contraire à la remise en question constante de notre foi. Le vrai scandale est peut-être dans la demande de censure. Il est vrai que réfléchir sérieusement, jusqu’à la profonde remise en question de notre propre foi plutôt que celle des autres, reste un exercice bien difficile pour nous tous, sauf pour celui qui ose ! On ne peut pas enlever l’audace aux qualités (ou aux défauts selon votre point de vue) du provocateur italien.
Que ferait Jésus, peut-on oser nous demander. Dans Marc 9:42, il nous dit « Si quelqu’un scandalisait un de ces petits qui croient, il vaudrait mieux pour lui qu’on lui mît au cou une grosse meule de moulin et qu’on le jetât dans la mer. » Ces petits dont il est question, ce peut être ces enfants qui viennent, malgré les remontrances des disciples, au plus proche de Jésus pour le voir dans toute sa réalité (Marc 10:13-14), ou cet homme qui chasse les démons au nom de Jésus malgré les scandales que créent les disciples de Jésus (Marc 9:38). Personne ne peut mettre en doute leur sincérité et leur foi, pourtant ils furent fortement repris par Jésus.
Prenons alors exemple et faisons toujours preuve de discernement, en prenant toujours le temps d’étudier et de tourner sept fois notre langue dans notre bouche avant de faire scandale. Soyons tous honnêtes : le propos n’est sans doute pas d’avoir raison ou de prouver que l’autre a tort – quel être humain peut se vanter de posséder la Raison sans faire offense à Dieu ? Posons-nous la question et réfléchissons ensemble.