Olivier Messiaen (1908-1992) est un des plus grands compositeurs français du XXe siècle. Sa grande sensibilité et la largesse de son esprit l’ont encouragé, très tôt, à s’intéresser aux cultures extra-occidentales, particulièrement orientales et andines. Il ne s’est néanmoins pas éloigné de son propre héritage culturel, tirant constamment son inspiration (outre les rythmes des musiques hindou, japonaise ou andine) de sa passion pour la nature (nous avons déjà ensemble étudié une de ses œuvres créée à l’écoute et à l’étude des oiseaux lors de ses longues promenades gravarotes dans l’Acte I, scène & de Cherchez d’abord) et surtout de sa foi, profonde et éclairée.
Je vous propose une nouvelle série à la découverte des œuvres pour orgue d’Olivier Messiaen, compositions qui marquèrent particulièrement sa production de jeunesse et impressionnèrent déjà ses contemporains, avant que la Seconde Guerre mondiale ne vienne changer la manière dont les artistes devaient créer. Messiaen avait tout juste 23 ans lorsqu’il fut nommé titulaire de l’orgue de l’église de la Trinité à Paris. Il avait ainsi un très bel instrument sur lequel travailler et créer ses œuvres, bien qu’il n’ait pas attendu ce poste pour commencer.
En ce temps de la Toussaint, je vous invite à découvrir Les Corps glorieux, sept visions brèves de la vie des ressuscités composées en 1939. Terminées à peine une semaine avant la déclaration de la Seconde Guerre mondiale, elles marquent la fin de la première période de Messiaen. Privé d’orgue lors de son emprisonnement au camp de Görlitz en Silésie de 1940 à 1941, durant lequel il composa l’incroyable Quatuor pour la fin du Temps, il écrivit par la suite assez peu pour son instrument, bien qu’il ait continué à le pratiquer et surtout à y improviser. En cette période d’après-guerre, où tous les artistes ne savaient plus comment créer après tant d’horreurs, c’est vers le piano qu’il se réfugia, inspiré par la pianiste Yvonne Loriod, qui deviendra sa femme après la douloureuse disparition de sa première femme, la violoniste Claire Delbos. C’est notamment pour elle qu’il composa les monumentaux Vingt regards sur l’Enfant-Jésus en 1944. Les Corps glorieux fut donc une œuvre particulièrement chère à Olivier Messiaen, symbolisant non seulement l’assimilation de la musique indienne avec le plain-chant et le symbolisme fort de la résurrection des croyants lors du retour du Christ, la fin d’un temps, le début d’un autre. L’œuvre fut créée en 1945 au Palais Chaillot, sur l’orgue Cavaillé-Coll transformé lors de la réhabilitation du Palais du Trocadéro en Palais Chaillot et qui maintenant, déplacé, fait la fierté de l’Auditorium de Lyon.
1. Subtilité des Corps glorieux
1 Corinthiens 15.44
« Il est semé corps naturel, il ressuscite corps spirituel. S’il y a un corps naturel, il y a aussi un corps spirituel. »
Matthieu 22.30
« A la résurrection, les hommes et les femmes ne se marieront pas, mais ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel. »
Dans cette première interprétation des textes bibliques, on entend une monodie, une mélodie jouée seule sans aucun accompagnement. Elle semble improvisée librement, bien qu’elle soit une transformation élaborée du Salve Regina, antienne dédiée à Marie très fréquemment chantée par les chrétiens catholiques, comme l’était Olivier Messiaen. Ce dernier y ajoute des rythmes inspirés de la musique indienne, qui le passionnait, ainsi que du chromatisme, proposant ainsi une coloration nouvelle de cette mélodie très connue. Si elle est utilisée pour toutes les occasions, elle l’est particulièrement, dans certaines régions comme ce fut le cas au Puy-en-Velay, en mémoire des défunts. En la veille de la Toussaint, cela peut prendre tout à fait sens dans la pratique catholique que de s’en servir comme matériau de base pour cette œuvre célébrant la résurrection des croyants. Par l’absence de temps mesurable et d’harmonie pour structurer de façon claire le discours musical, celui-ci semble difficilement palpable, éthéré et donc subtil, seule manière d’illustrer la spiritualité d’un corps. Je le jeu du cornet ajoute à cette figuration lumineuse, avec un soupçon de noblesse comme on peut s’imaginer parfois que les anges en sont dotés.
Salve Regina chanté par les moines bénédictins de l’Abbaye de Santo Domingo de Silos
2. Les eaux de la Grâce
Apocalypse 7.17
« L’Agneau qui est au milieu du trône prendra soin d’eux et les conduira aux sources des eaux de la vie, et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux. »
Le chiffre trois est omniprésent dans cette œuvre, allusion évidente à la Trinité, que nous retrouverons davantage par la suite. Cette méditation autour du texte de l’Apocalypse est donc portée par trois parties. La première, au pédalier, fait entendre une ligne ascendante discrète qui apporte une touche de réconfort. Ondulante comme un cours d’eau, la main gauche se fait vivante sans excès, conduite avec régularité et assurance. Enfin, la main droite, harmonisée et aux jeux riches en harmoniques, chante une mélodie qui fait penser à la grâce, gratuite et bienveillante.
3. L’Ange aux parfums
Apocalypse 8.4
« La fumée des parfums monta de la main de l’ange devant Dieu avec les prières des saints. »
Pour figurer la prière des saints, Messiaen propose une monodie dans laquelle semble jouer quelques rythmes, entre statisme et éloquence. Puis s’alternent moments d’une mélodie en octaves sur un accompagnement plus dense, telle la main de l’ange qui recueille les prières, avec des passages plus véloces, telles les essences qui s’élèvent jusqu’à Dieu dans des mélismes virtuoses.
4. Combat de Mort et de la Vie
Missel, Séquence et Introït de Pâques
« La mort et la vie ont engagé un stupéfiant combat ; l’Auteur de la vie, après être mort, vit et règne ; et il dit : Mon Père, je suis ressuscité, je suis encore avec toi. »
Pour cette vision, l’inspiration n’est pas extraite de la Bible mais du Missel, livre liturgique du rite catholique romain dans lequel on trouve tous les textes nécessaires à la célébration de la messe. En l’occurrence, le texte est extrait de la messe de Pâques, qui traite évidemment de ce combat de Mort qui se poursuit avec la victoire de la Vie. En alternance avec un chant terrifiant au pédalier, au timbre râpeux et nasillard es jeux d’anches dans le grave, une toccata dense et intense dépeint une lutte aux abords chaotiques et acharnée contre la Mort, ce que l’on croit d’abord nos derniers instants. Puis la Mort gagne, après quelques derniers ressauts de lutte. Surgit alors, tout doucement, une tendre flûte sur un tapis harmonique vaporeux. Elle rassure, conforte, et se lève tel un soleil paisible qui réchauffe le cœur et sous lequel on se plaît à fermer les yeux, comble du bonheur simple. Quel contraste avec la première partie ! Si la résurrection est victorieuse, elle ne l’est pas comme la Mort, triomphante et tonitruante : elle est sereine, belle parce que fruit de l’Amour divin, omniprésent même après la mort.
5. Force et agilité des Corps glorieux
1 Corinthiens 15.43
« Il est semé méprisable, il ressuscite glorieux. Il est semé faible, il ressuscite plein de force. »
Ce numéro est une danse sûre et agile. Seule une monodie l’anime d’abord, pour se terminer par quelques accords pleins de certitude, s’éteignant telle la flamme d’une bougie dont la fumée s’envole soudainement dans l’infini de l’éternité.
6. Joie et clarté des Corps glorieux
Matthieu 13.43
« Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père. Que celui qui a des oreilles pour entendre entende. »
La joie s’exprime ici avec des couleurs proches de la musique Jazz, et également dans la façon dont semble improviser les parties supérieures, comme animées d’une inspiration libre sur une grille harmonique. Le discours, souvent éloquent, reste néanmoins très clair, justement structuré par les accords qui soutiennent les chants des « solistes », resplendissants de virtuosité.
7. Le Mystère de la Sainte-Trinité
Missel, Préface de la Sainte Trinité
« Ô Père tout puissant, qui, avec votre Fils unique et le Saint Esprit, êtes un seul Dieu ! Non dans l’unité d’une seule personne, mais dans la Trinité d’une seule substance. »
La septième et dernière vision de la résurrection des croyants en corps glorieux est une profonde méditation autour du mystère de la Trinité, de la réunion des trois entités de Dieu en un seul. Les jeux utilisés sont simples, sans aucun ajout d’harmoniques (comme des octaves, des quintes ou même des tierces) : ils sont complètement transparents, purs. On y entend ainsi trois parties juxtaposées, deux aux extrêmes, aigu et grave, comme un « double halo de mystère ». Entre les deux, à notre portée humaine et comme l’embrassant, une voix se détache avec évidence telle une caresse ; c’est le Fils, rendu visible à l’être humain grâce au miracle de son Incarnation.