La réforme grégorienne : la musique pour prier
Après le Concile de Laocidé, la pratique musicale à l’église exclu le laïc, celui qui n’est pas membre du clergé (chanoine, diacre, prêtre, moine, abbé, évêque…). L’assemblée des fidèles n’est donc pas invitée à participer au chant, sauf quelques réponses « Amen » pour affirmer et ponctuer la lecture chantée du psaume, avant le sermon. Toutefois, l’Eglise est grande ; la musique, si elle ne se veut pas outil d’unification des fidèles lors de l’office, possède toujours son pouvoir d’unification. Les nécessités tout aussi politiques que religieuses encouragent le pape Grégoire Ier (540-604), dit Grégoire le Grand, à codifier le patrimoine musical sacré et à sélectionner, dans des antiphonaires, des chants destinés à toutes les fêtes de l’année liturgique. Parmi les traces découvertes, on peut citer le Graduel de Monza, d’abord considéré comme œuvre directe de Grégoire, ou l’Antiphonaire du Mont-Blandin, attesté plus ancien (800) et plus complet.
En cherchant ainsi à maintenir exacte l’interprétation du chant liturgique, Grégoire s’assurait que, dans tout l’empire carolingien, le chant glorifie les textes des Ecritures en le rendant bien compréhensible, par une mélodie simple, syllabique, qui suit les intonations des mots[1]. Bien que l’on appelle cette organisation liturgique la « réforme grégorienne », le pape Grégoire n’a en rien innové la liturgie. De plus, les musicologues spécialisés se questionnent sur la pertinence de l’attribution au pape[2], celle-ci n’apparaissant qu’à partir de 780, comme une légende permettant d’appuyer la légitimité du rite romain, pratique qui empêche tout apport des cultures locales des églises, particulièrement les plus petites.
Le chant grégorien appelle au calme, à la contemplation intérieure. Il créé une atmosphère de sérénité qui contraste avec l’agitation du monde. Il se chante toujours à l’unisson et a cappella, sur des textes extraits des Psaumes. Le plus souvent, le psaume est composé de deux parties qui sont chantées de manière responsoriale : un chœur répond à un soliste. Le psaume est généralement introduit par une antienne, plus riche musicalement par l’ajout de mélismes, courbes mélodiques qui ornent le discours.
Malgré ce figement de la liturgie, organisée méthodiquement par les antiphonaires du chant grégorien, qui empêche tout renouvellement de la forme, l’esprit d’inventivité se fait plus fort dès le IXe siècle, encouragé par le désir d’un « chant de louange libre et gratuit qui s’étire dans l’ivresse de l’amour divin »[3]. Augustin d’Hippone (354-430) était le plus grand défenseur du Jubilus, cette expression librement ornée, voire spontanée, d’un cri de joie[4]. A l’inverse même du chant grégorien, le théologien invite à bannir les mots pour ne laisser que la mélodie, qui seule peut exprimer, même imparfaitement, l’ineffable. Des tropes, hymnes brèves et vocalisées, particulièrement sur le mot Alléluia, ponctuaient ainsi la lecture des psaumes.
Suites aux nombreuses et diverses querelles entre les patriarcats de Rome et de Constantinople, on considère le 16 juillet 1054 comme première et grande rupture entre les Eglises d’Occident et d’Orient. Si la tradition grégorienne reste un modèle sacré, l’Eglise de Constantinople semble avoir une relative tolérance quant à l’influence des cultures locales. C’est ainsi que, lors des longs offices orthodoxes, la musique tient une place très importante. Les chantres ont une responsabilité fondamentale, par le Znamenny. Il est chanté à l’unisson sans accompagnement instrumental, à plusieurs voix d’hommes mais devant sonner comme une seule voix. Bien que la voix se doive être naturelle, laissant souvent trahir la couleur toute particulière des voix slaves, l’interprétation du Znamenny exige une technique rigoureuse qui permet une parfaite fluidité du chant. Ainsi, le son doit résonner dans les oreilles et la vérité pénétrer dans les cœurs. Toutefois, le Znamenny fut simplifié et les chants souvent harmonisé pour embellir la musique et le texte qu’il sert.
[1] KUEN Alfred, Musiques. Evolution historique de David à nos jours, Genève : éditions emmaüs, 2009, p.63.
[2] FERRAND Françoise, « Les premiers chants de l’Eglise » in Histoire de la musique occidentale, Paris : Fayard, 1985, p.168.
[3] FERRAND Françoise, « La liberté et la faille : tropes, séquences, drames liturgiques », in op. cit., p.180.
[4] Saint Augustin, « Ennaratio in Psalmum » (commentaire sur le psaume 99) in Patrologia Latina, tome XXXVII, p.1272 : “La louange contenue dans le mot Alléluia n’est pas une louange humaine et terrestre ; c’est la louange éternelle du Ciel. Et de même, la joie triomphale figurée par sa mélodie n’est pas la joie éphémère d’ici-bas, mais celle du Paradis, éternelle et divine. […] Infinie, elle dépasse tout sentiment humain. Pour la rendre de quelque manière il ne nous reste qu’à libérer la mélodie de la prison des mots. Une mélodie sans paroles, composée uniquement de sons, est par là même indéfinie quant au sens, et donc ce qu’il y a de moins inapte à exprimer l’ineffable. »