Apparition de l’Eglise éternelle d’Olivier Messiaen

« Ciseaux, marteau, souffrance et tests, pour tailler et polir les élus, pierres vivantes de l’édifice spirituel. » Caelestis urbs Jerusalem, strophe 4

Le Caelestis urbs Jerusalem est un hymne du VIIIe siècle inspiré de Ephésiens 2.20, 1 Pierre 2.5 et Apocalypse 21. Il est communément chanté par le bureau des dédicaces, c’est-à-dire le bureau préliminaire pour la pose d’une pierre de fondation, où l’évêque bénit un bâtiment sacré lors de la toute première pose de ses fondations. Plusieurs artistes se sont approprié le texte de ce chant grégorien pour créer, tel Alphons Diepenbrock (1862-1921) dont l’œuvre est particulièrement appréciée des chorales.

Urbs Jerusalem beataIn Dedicatione Ecclesiae

Cet hymne célèbre la Jérusalem, la cité heureuse promise dans Apocalypse 21.10 : « L’Esprit se saisit de moi et l’ange me transporta au sommet d’une très haute montagne. Il me montra la ville sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel, envoyée par Dieu. »

Caelestis urbs Jerusalem de Alphons Diepenbrock par le Chœur de chambre néerlandais (Netherlands Chamber Choir) sous la direction de Uwe Gronostay.

Olivier Messiaen (1908-1992) fut également fort marqué par ces textes dès sa jeunesse. Animé d’une curiosité mais surtout d’une foi profonde, voire mystique, la strophe 4 de l’hymne grégorien lui inspira, à l’âge de 21 ans, un poème et une œuvre pour orgue d’environ 10 minutes, L’Apparition de l’Eglise céleste.

Faite de pierre vivante,
Faite de pierre céleste,
Elle apparaît dans le ciel :
C’est l’épouse de l’Agneau !
C’est l’Eglise céleste
Faite de la pierre céleste
Qui est l’âme des élus.
Ils sont en Dieu, et Dieu est en eux
Pour l’éternité céleste !

L’Apparition de l’Eglise céleste est structurée de façon très méticuleuse. Elle est tout d’abord construite comme une parfaite arche dont le sommet est un climax extrêmement puissant, sur un long accord parfait de Do Majeur fffff (molto motlo molto fortissimo – très très très très fort). Tout le long de la pièce, le pédalier rythme avec constance l’ensemble avec un rythme systématique (croche noire croche), tels les coups de ciseaux et de marteaux des ouvriers de la cité éternelle. Le développement mélodique est simple, construit à partir des matériaux présentés dans le thème de quatre mesures qui ouvre l’œuvre. Après deux élans ascendants (sol# la# do, sol# la# ré), un troisième élan atteint la note recherchée (sol# la# do fa, fa#) avec assurance et déjà puissance. L’utilisation de modes en tons donne un côté sûr, sans tensions de chromatisme, encore moins d’effets de sensibles, d’où l’illustration de prestance et de solidité de cette cité nouvelle. Ces pierres musicales sont ensuite colorées par une harmonie d’accords enrichis par les septièmes, d’où des timbres denses qui font gagner en éclat, plutôt même font devenir absolument éblouissantes, les accords parfaits du climax (lab, sib, do). L’intensité de ce climax est telle que l’on pourrait croire que seuls les murs de la Jérusalem peuvent y résister. On est même frappé par cette lumière divine : on avait beau s’y préparer, elle surprend à en couper le souffle (habituellement un fa# après la suite d’accords do fa, on nous fait entendre un lab, plus haut et donc doté d’un effet de brillance harmonique encore plus grande).

Messiaen : Apparition de l’Église éternelle · Olivier Latry

Olivier Messiaen reste encore jeune lorsqu’il compose L’Apparition de l’Eglise éternelle. Son écriture y reste assez simple, beaucoup plus que ses œuvres futures. Néanmoins, elle est justement ainsi puissante et très suggestive. C’est ce dernier point qui est également extrêmement intéressant et fut d’ailleurs l’objet d’un documentaire expérimental du musicien et réalisateur Paul Festa en 2006, Apparition of the Eternal Church. Sans que l’on ne puisse l’entendre, il propose de connaître la réaction d’une trentaine de personnes, issues d’univers différents, lors de leur écoute de l’œuvre. On découvre qu’elle suscite des sentiments qui peuvent être absolument opposés selon les sensibilités : certains ressentent un réel émerveillement en relatant des images religieuses, d’autres vont jusqu’à l’extase érotique, tandis que d’autres ressentent une souffrance presque physique, pensant être aux portes des Enfers. Bien avant, d’ailleurs, le musicologue étasunien Robert Fallon, qui a beaucoup étudié l’œuvre de Messiaen, voit dans L’Apparition de l’Eglise éternelle l’illustration musicale de l’Enfer de Dante. On peut donc être fasciné d’être témoin des différences fortes entre différentes personnes, quelques soient leur origine et leur sensibilité. Paul Festa pose ainsi la question « Pourquoi et comment nous écoutons ? ». Certains y voient une expérience qui se place dans la continuité des réflexions du poète anglais William Blake (1757-1827) qu’il évoque dans son The Mariage of Heaven an Hell. Cette satire de la religion et de la morale veut faire réfléchir quant à l’inexistence du manichéisme de notre monde, que le bien et le mal ne sont certainement pas aussi définitifs que l’on pourrait le croire. La preuve donc avec cette œuvre d’Olivier Messiaen, originellement œuvre religieuse, mystique même, qui suscite chez certains l’opposé complet, qui y voient une descente aux Enfers et la considèrent comme une véritable torture, tandis que d’autres vivent l’extase et pense toucher au Sublime en l’écoutant.

Bande-annonce du film Apparition of the Eternal Church de Paul Festa.

En ce début de nouvelle année, je nous invite à réfléchir sur ce à quoi nous y invite aujourd’hui L’Apparition de l’Eglise éternelle d’Olivier Messiaen : ne jugeons rien ni personne selon ce que nous croyons bien ou mal ; nous pourrons ainsi participer à la construction méticuleuse et glorieuse de la cité heureuse et bénie, promise et tant attendue. Bien plus encore qu’un espoir lointain, érigeons cette haute et divine ambition ici et maintenant.

« Mais le moment vient, et il est même déjà là, où les vrais adorateurs adoreront le Père en étant guidés par son Esprit et selon sa vérité ; car tels sont les adorateurs que veut le Père. »
Jean 4.23