Selon Robert Badinter, « les incertitudes sur les frontières ont nourri la méfiance des Français vis-à-vis d’une Union européenne dans laquelle ils se reconnaissent de moins en moins ».
Les élargissements successifs de l’Union européenne ont laissé longtemps en suspens la question de ses frontières. Aux six pays fondateurs se sont ajoutés, au fil des années, vingt-deux autres Etats membres, sans qu’on se préoccupe de savoir où s’arrêterait ce mouvement d’agrandissement de l’UE et quel serait, à terme, son visage définitif, quels seraient ses contours, sa géographie, ses limites, une fois achevé son extension. Sans qu’on s’inquiète non plus des possibles effets négatifs de cette fuite en avant sur le fonctionnement de la machine européenne et de la lourdeur, voire de la paralysie, qui pourraient affecter ses mécanismes de décision à mesure que se multiplierait le nombre des Etats membres. On a donc accueilli avec confiance, par vagues, tous les pays candidats, en application de l’article 49 du traité sur l’Union européenne selon lequel « tout Etat européen qui respecte les valeurs visées à l’article 2 peut demander à devenir membre de l’Union ».
Démocratie et Etat de droit
Quelles sont ces valeurs ? Ce sont, précise l’article 2, celles du respect de la dignité humaine, de la liberté, de la démocratie, de l’égalité, de l’État de droit. Il ne faisait aucun doute, aux yeux des Etats déjà entrés dans l’Union, que les pays candidats étaient fidèles à ces principes et qu’il n’y avait pas d’autre question à se poser avant d’ouvrir des négociations. Une fois celles-ci engagées, l’adhésion était pratiquement acquise, à la seule condition que les Etats demandeurs présentent des institutions démocratiques stables, qu’ils disposent d’une économie de marché viable et qu’ils adoptent l’ensemble des lois européennes, appelé dans le jargon bruxellois « l’acquis communautaire ». L’élargissement de l’Union européenne paraissait aller de soi. Même le quasi-doublement qui a suivi l’effondrement du communisme a été absorbé sans difficultés, l’importance historique de l’événement masquant peut-être les problèmes à venir.
Faut-il aujourd’hui aller plus loin, toujours plus loin, continuer d’étendre les frontières de l’UE, poursuivre encore le processus d’élargissement ? Les dirigeants européens s’interrogent. Le doute s’est insinué face aux demandes de pays qui restent aux portes de l’Union alors même qu’ils sont prêts à négocier avec les Européens. Ceux-ci commencent en effet à faire la sourde oreille. On le voit à propos de la Turquie, avec laquelle les discussions, ouvertes en 2004, s’enlisent. On vient de le voir aussi à propos des Balkans, plusieurs Etats membres, dont la France, refusant d’engager des pourparlers d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord, en attendant que soient examinés les cas de la Serbie et de la Bosnie-Herzégovine. On le voit enfin à propos des Etats voisins de la Russie, tels que l’Ukraine ou la Géorgie, dont l’éventuelle adhésion à l’UE est source de vives polémiques.
La lassitude des opinions publiques
Pourquoi ce qui naguère ne semblait pas sujet à contestation est-il devenu problématique ? Pour plusieurs raisons. D’abord parce que les opinions publiques se sont lassées d’être tenues à l’écart des décisions d’élargissement, concoctées dans la discrétion des conciles diplomatiques et mises en œuvre sans consultation réelle des populations. Comme l’écrit l’ancien ministre Robert Badinter dans son avant-propos au livre de Sylvie Goulard Le Grand Turc et la République de Venise, « les incertitudes sur les frontières ont nourri la méfiance des Français vis-à-vis d’une Union européenne dans laquelle ils se reconnaissent de moins en moins ». Ce qui est vrai des Français l’est aussi sans doute de la plupart des autres Européens.
Autre raison : à mesure que l’Union européenne devenait un lieu de pouvoir politique, et non plus seulement économique, et que le projet de mettre en place une souveraineté européenne gagnait du terrain, il fallait s’assurer que les nouveaux venus partageaient cette perspective et que leurs intérêts étaient les mêmes que ceux des anciens adhérents. La question s’est clairement posée pour la Turquie, pays mitoyen de la Syrie, de l’Irak, de l’Iran, loin du centre de gravité de l’Europe. Elle se pose aussi pour les pays de l’ancienne URSS à l’égard desquels l’UE a développé une politique dite de voisinage destinée à se substituer, provisoirement ou non, à l’adhésion.
Dès lors l’Union européenne s’est souvenue qu’aux conditions exigées des pays candidats s’en ajoutait une autre : « la capacité de l’Union à assimiler de nouveaux membres tout en maintenant l’élan de l’intégration ». Nous en sommes là. L’adhésion ne va pas de soi. Il appartient à l’Union européenne de décider, non par caprice mais selon des critères politiques ou géopolitiques, quels Etats elle peut accueillir dans les années qui viennent. Il lui faudra notamment se demander si elle veut devenir, selon la formule consacrée, une « Europe-puissance » face aux Etats-Unis, à la Chine, à la Russie, ou si elle entend rester une « Europe-espace ».