L’Europe doit-elle punir les pays qui violent l’Etat de droit ?
Le respect des droits de l’homme est un des principes fondamentaux de l’Union européenne, qui l’a inscrit en lettres d’or dans ses traités et le considère comme un indispensable ticket d’entrée dans la communauté. Le traité de Lisbonne, le dernier en date des pactes signés par les Etats membres, met en avant dans son préambule « les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine ainsi que la liberté, la démocratie, l’égalité et l’Etat de droit ».
Le même texte rappelle, sans craindre d’être répétitif, que l’UE est fondée « sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, de l’Etat de droit ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités ». Il souligne que ces valeurs sont communes aux Etats membres « dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les hommes et les femmes ».
S’il existe un « esprit européen », associé à des « valeurs européennes », les droits de l’homme, sous les différentes formes énoncées par le traité de Lisbonne, en forment, à l’évidence, l’armature. Nul ne peut entrer dans l’UE s’il ne souscrit à l’Etat de droit, à la liberté, à l’égalité, à la démocratie et aux « droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme » tels que les détaille la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen adoptée en France, en 1789, par l’Assemblée nationale.
Deux exceptions : la Hongrie et la Pologne
Ceux-ci incluent, entre autres, la libre communication des pensées et des opinions, « un des droits les plus précieux de l’homme », et le droit de tous les citoyens à concourir, au nom de la volonté générale, à la formation de la loi, ainsi que la séparation des pouvoirs, la présomption d’innocence, le refus de l’arbitraire ou la « résistance à l’oppression ». L’Europe, en adoptant en 1950 la Convention européenne des droits de l’homme puis en 2000 la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, a affirmé solennellement sa volonté de se soumettre à ces principes.
Si les Etats européens peuvent être critiqués pour la façon dont ils appliquent chez eux l’Etat de droit, la plupart d’entre eux en respectent les règles essentielles, surtout si on les compare aux autocraties qui, un peu partout sur la planète, bafouent les libertés démocratiques. Les deux exceptions en Europe sont la Hongrie et la Pologne, qui se réclament d’une démocratie « illibérale » et tentent de museler la justice, la presse et les autres contre-pouvoirs, rejetant le socle de valeurs revendiqué par l’Union européenne.
Il est normal que celle-ci se préoccupe de remettre sur le droit chemin, au besoin par l’application de sanctions, ceux de ses membres qui ont souscrit aux principes de l’Etat de droit lors de leur adhésion et s’en écartent quelques années plus tard. La question se pose autrement à l’égard des pays qui, à l’extérieur de ses frontières, violent allégrement les droits de l’homme au mépris des valeurs que les Européens tiennent pour universelles. L’Europe doit-elle donner pour priorité à sa diplomatie le respect des droits de l’homme dans le monde ? Doit-elle se faire la championne de l’Etat de droit dans ses relations avec le reste du globe ?
De la Russie à l’Arabie saoudite
L’actualité récente nourrit ces interrogations. Comment réagir aux persécutions dont est victime en Russie l’opposant Andreï Navalny, jeté en prison après avoir été la cible d’une tentative d’empoisonnement ? Que faire face à la répression conduite en Biélorussie par le président Alexandre Loukachenko contre tous ceux qui contestent, dans la rue, sa douteuse réélection ? Comment se comporter à l’égard de la Chine, qui opprime les Ouïghours et fait peser sur Hongkong sa main de fer ? Comment répondre au coup d’Etat militaire qui vient de renverser en Birmanie la fragile démocratie incarnée par l’opposante Aung San Suu Kyi ? Comment répliquer aux grossières violations de la légalité en Arabie saoudite, allant jusqu’au meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, probablement commandité par le prince héritier et homme fort du régime Mohammed ben Salman ?
Autrement dit, l’Europe est-elle fondée à exercer des représailles, au nom de ses propres valeurs, contre ceux qui se moquent des droits de l’homme ? Bien entendu, les pays visés considèrent comme illégitimes les condamnations européennes. Ils dénoncent une ingérence inacceptable dans leurs affaires intérieures et accusent les puissances occidentales de néo-colonialisme. En Europe même, certains jugent les mesures de rétorsion à la fois inefficaces, puisqu’elles n’ont aucune chance de faire céder les Etats mis en cause, et contre-productives, puisqu’elles nuisent souvent autant aux pays qui les ordonnent qu’à ceux qui les subissent.
Faut-il donc fermer les yeux sur les atteintes aux droits de l’homme au nom de la realpolitik et faire prévaloir les intérêts sur les valeurs ? Non, bien sûr, ce serait contraire aux principes qui sont au cœur de l’Union européenne. S’il est vrai que la diplomatie européenne ne peut pas se fonder uniquement sur la défense des droits de l’homme, elle ne peut pas non plus l’ignorer lorsqu’elle établit des liens de coopération avec des Etats qui prennent des libertés avec l’Etat de droit. Oui, la question de l’Etat de droit fait partie de la diplomatie, celle des gouvernements européens comme celle de l’Union elle-même. Elle en est – ou doit en être – une des composantes majeures. La difficulté est de trouver un juste équilibre dans les négociations entre les principes et les réalités.