La capacité d’intégrer les différences sans les faire disparaître est sans doute ce qu’on peut appeler l’esprit européen.
Au moment où la nouvelle Commission s’apprête à prendre ses fonctions sous la direction de l’ancienne ministre allemande de la défense Ursula von der Leyen, la question d’une relance de l’Union européenne est posée par tous ceux qui ne se résignent pas à son effacement. Nombreux sont ceux qui appellent avec insistance à un réveil de l’Europe sur la scène internationale, voire à une refondation du projet européen. Ils sont conscients des faiblesses d’une union qui ne parvient pas à s’entendre face aux grands défis du moment – le renforcement de la zone euro, la gestion des migrations, la place de l’Europe dans le monde – et qui souffre d’une désaffection croissante des populations. Les difficultés de l’UE font en effet le jeu des populismes qui progressent dans la plupart des pays et qui défendent, partout où ils sont présents, un repli sur la nation, loin des espérances caressées naguère par les fondateurs de la communauté européenne.
Pour que ces espérances soient comblées un jour, l’Europe ne peut pas se contenter de fonctionner comme elle l’a fait depuis près de soixante-dix ans, sous la houlette d’une poignée de hauts fonctionnaires, en marge des citoyens et de leurs élus. Cette démarche, qualifiée par les experts de « fonctionnaliste », a permis les premiers succès de la construction européenne mais elle a montré ses limites à mesure que l’Europe devenait plus politique. Elle a produit un déficit démocratique, dont est née une crise de légitimité. Pour répondre à cette crise, l’Europe doit associer davantage les peuples : il faut qu’à l’avenir ceux-ci éprouvent à son égard un sentiment d’appartenance, comme ils l’éprouvent à l’égard de leur nation.
L’appel de Mme de Staël
Beaucoup d’écrivains et de philosophes ont appelé, depuis plusieurs siècles, à l’union de l’Europe. Parmi ces appels, retenons celui d’une grande Européenne, Mme de Staël, lancé il y a un peu plus de deux cents ans dans son livre De l’Allemagne, publié en 1813 : « Il faut, dans nos temps modernes, avoir l’esprit européen ». Ce mot d’ordre répond aujourd’hui à l’urgence de la situation, à condition de préciser ce qu’il signifie. Pour Mme de Staël, l’esprit européen ne se confond pas avec une identité européenne qui ferait l’impossible synthèse des identités nationales en s’efforçant de valoriser ce qu’elles ont en commun. Car ce qu’elles ont en commun, malgré leur histoire et leurs valeurs partagées, est insuffisant pour nourrir un patriotisme européen.
L’esprit européen ne saurait émerger d’une volonté d’uniformisation qui le viderait de sa substance. « Les populations européennes sont beaucoup trop diverses pour pouvoir être réduites à quelques éléments communs », note avec raison l’essayiste Tzvetan Todorov dans son livre L’esprit des Lumières. Cela n’empêche pas, selon lui, que la construction européenne assume « un certain esprit européen, dont les habitants du continent peuvent se dire fiers ». Cet esprit européen ne prétend pas dépasser les cultures nationales. Au contraire, il sera le fruit de leur dialogue, dans le respect de l’originalité de chacune. « Les nations doivent se servir de guides les unes aux autres, et toutes auraient tort de se priver des lumières qu’elles peuvent mutuellement se prêter », écrit Mme de Staël.
C’est de la pluralité que naîtra l’unité. Telle est, pour Tzvetan Todorov, la leçon des Lumières, qui invite à la complémentarité des différences. Certes il n’est pas inutile de s’interroger sur l’existence d’une culture européenne. Le poète Paul Valéry l’a fait à sa façon en expliquant que l’esprit européen habite tous les peuples qui ont subi la triple influence de la puissance romaine, de la religion chrétienne et de la pensée grecque. Mais ces principes généraux, aussi intéressants soient-ils, ne sont pas porteurs d’une dynamique. Comme le souligne le philosophe Pierre Manent dans la revue Mondes-Les Cahiers du Quai d’Orsay n°2, la question n’est pas de savoir de quelle manière construire une nation européenne, mais « de quelle manière agir pour que les Européens, dans leurs différentes nations, aient un sentiment croissant d’identification à quelque chose comme une entreprise commune ».
Pour que tous adhèrent à cette entreprise commune, elle ne doit pas être perçue comme imposée par les plus puissants ou par les plus riches, mais résulter de discussions ouvertes et libres, où chacun peut se laisser convaincre en sachant se mettre à la place de l’autre. Selon Tzvetan Todorov, le philosophe écossais David Hume au XVIIIème siècle est peut-être le premier penseur pour qui l’identité de l’Europe ne réside pas dans un trait partagé par tous, mais « dans sa pluralité même ». « Les Européens dignes de Hume, estime-t-il, seraient ceux qui ne se contentent pas de tolérer la différence des autres mais qui, de cette absence d’identité, tirent une présence : celle de l’esprit critique vigilant qui ne s’arrête devant aucun tabou, qui se permet d’examiner impartialement toutes les traditions, en se fondant sur ce que tous les hommes ont en partage, c’est-à-dire la raison ».
La capacité d’intégrer les différences sans les faire disparaître est sans doute ce qu’on peut appeler l’esprit européen. Celui-ci favorise à la fois l’émulation, la tolérance et la solidarité. Il ne va pas sans dissensions ni conflits. Il ne dédaigne pas les vertus du compromis. Il est la condition pour que l’Europe existe en tant que telle, face aux autres puissances, pour exprimer ses intérêts et défendre sa politique.