Cette formule a bonne presse mais quelles sont ses significations ?
Le « connais-toi toi-même » (« γνῶθι σεαυτόν », gnôthi seautón en grec) a bonne presse. Il serait l’expression, découverte par les Grecs et transportée jusqu’à nous, de l’humain découvrant l’existence de sa conscience, affirmant sa liberté et sa moralité contre les illusions du monde, les « pouvoirs » et l’obscurantisme religieux. Un sésame pour emprunter, par introspection et esprit critique, le chemin de la vérité et de la sagesse. De Socrate, prétendument « père de la philosophie » à Sartre en passant par les humanistes de la Renaissance, l’affaire serait entendue. Sans s’embarrasser de vérifications, une tradition un brin présomptueuse tient pour certain qu’elle fut reprise par tous les défenseurs de la liberté de la conscience et de l’esprit critique, jusqu’à embarquer Aristote, St Augustin et tant d’autres, classiques et modernes, dans cette étonnante galère.
Il est étonnant que ces partisans de l’esprit prétendument critique prennent pour argent comptant une telle formule. Celle-ci semble tenir pour acquis que non seulement il est possible de se connaître mais qu’il le faut, puisque nous avons affaire à un impératif : « connais-toi ». Et elle ajoute « toi-même ». Diantre. Mais qu’ajoute donc « toi-même » ? Étonnante redondance. « Connais-toi » n’aurait-il pas dû suffire ? Nul ne peut imaginer sans sourire « connais-toi lui-même » ou « connais-toi eux-mêmes ». « Se » connaître, n’est-ce pas forcément se connaître soi-même ?
Mais si « connais-toi » ne suffit pas et si la formule ajoute « toi-même » c’est que son véritable sens est connais-toi « par » toi-même. C’est bien ainsi qu’elle est d’ailleurs généralement et légitimement interprétée. Ce « connais-toi toi-même » affirme alors que le seul chemin possible pour parvenir au « connais-toi » est de passer par soi-même. Ce qui exclut tout autre moyen que l’introspection.
L’aveuglement sur le sens de cette vision du monde transportée par le « connais-toi toi-même » a sans doute été favorisé par le fait qu’elle est systématiquement tronquée par ses laudateurs. Car la formule écrite sur le fronton du temple sacré de Delphes, reprise par les 7 sages de l’Antiquité, défendue par Socrate et tous ceux qui croyaient au paganisme grec, n’est pas « Connais-toi toi-même » mais « Connais-toi, toi-même et tu connaitras l’univers et les dieux ».
Ainsi, selon cette formule, la bonne méthode pour aller sur le chemin de la recherche de la Vérité serait d’abord d’écarter tout ce qui entrave la « connaissance de soi », qui passerait nécessairement « par soi », puis, de là, de continuer vers la « connaissance de l’univers » avant d’arriver, à la fin, à celle des « dieux ». Dans cet ordre. Et pas un autre car il s’agit bien d’un impératif. Ce qui aurait dû alerter les meilleurs esprits. Cette relation entre la « connaissance de soi » et l’univers par exemple, est-elle certaine, au point d’imaginer que l’introspection aurait permis à Werner Heisenberg de découvrir le principe d’incertitude et le spin des isotopes ou à Max Planck d’élaborer la théorie des quantas ? Et, finalement, le fameux esprit critique dont se targuent les défenseurs de la formule, interdit-il de penser que, peut-être, cette « connaissance de soi » non seulement ne soit pas un chemin qui mène à la connaissance de l’univers et des dieux mais qu’elle rende impossible aussi l’appréhension de soi ?
Je crains que ceux qui imaginent de pouvoir sauver une telle formule, en ne conservant arbitrairement que la partie « connais-toi toi-même », croyant ainsi évacuer le non-dit magico-religieux de l’expression, n’aient oublié, en chemin, la règle de prudence élémentaire : la mise en examen, le rasoir à la main, des termes utilisés.
Que signifie, en effet, « connais » dans ce « connais-toi » ? Faut-il prendre pour argent comptant cette « connaissance » et croire que la compréhension d’un tel terme est « évidente » ? La « connaissance » de l’astrologie ou de la chiromancie est-elle de même nature que la « connaissance » de l’astrophysique ou de la biologie ? N’est-ce pas d’ailleurs une pratique courante chez certains vendeurs d’illusions de vendre comme « connaissance » des affabulations de type divinations ? L’une des principales sources de nos illusions tient au mauvais usage du langage. Elle est d’accepter les idées comme des réalités au lieu de les voir comme des constructions, et cela alors que bien souvent leur contenu est vide, obscur ou confus. Ainsi Guillaume d’Occam notait-il que le mot « Église » ne renvoyait pas à une réalité, un être qui aurait ses représentants sur terre habilités à parler en son nom, mais à un artifice, une idée construite, énoncée par un mot, le mot « Église ». Un mot qui vise à désigner un ensemble d’individus croyants qui sont la seule réalité, ce qui interdit à quiconque de parler au nom de l’« Église ». La « connaissance » à laquelle se réfère ce « connais-toi toi-même » n’est-elle pas une illusion de ce type ?
À vrai dire, si nous ne devions affronter aujourd’hui une vague obscurantiste et idolâtre sans précédent qui déverse son pessimisme et le dégoût de soi au nom d’une Gaïa-La-Planète prétendument meurtrie, je ne me permettrais pas de ruiner cette illusion du « connais-toi toi-même », partagée par tant d’honorables spiritualités et défendue pas tant de philosophes estimables. Mais dans un environnement spirituel où le progrès et la libre créativité sont accusés par les idolâtres de la planète, il n’est peut-être pas sans intérêt de rappeler le vrai sens de cette formule, la vision archaïque qui le porte et l’obscurantisme auquel nécessairement elle conduit qui ne me paraît pas sans relations avec cet autre obscurantisme, celui de l’écologie dite « profonde ».
I. Sens originel de la formule : « Connais-toi, toi-même et tu connaitras l’univers et les dieux »
I.1. Naissance de l’expression et univers magico-religieux.
Comment cette formule pourrait-elle une parole laïque qui célébrerait l’individu libre et sa conscience, résistant face aux forces obscurantistes alors qu’elle était, à l’origine, vers – 800 avant J.-C., gravée en lettres d’or à l’entrée du temple le plus sacré des Grecs de l’Antiquité, celui de Delphes, qui célébrait Zeus et Apollon ? Un temple considéré comme le « centre » (religieux) de l’univers, où officiaient les prêtres les plus réputés de la Grèce, en particulier la fameuse prêtresse, la Pythie ; appelée pythie en raison des serpents sacrés, les pythons, qui élevés dans le temple pour le protéger.
Or, notons-le dès à présent, c’est cette même Pythie qui dit de Socrate, qui reprend la fameuse formule, qu’il est « le plus sage » des hommes. Ne serait-il pas étonnant que cette prêtresse, cette professionnelle respectée de cette religion païenne grecque dont héritera Rome, ait célébré un défenseur de la liberté de conscience ? Elle est la garante du respect de l’orthodoxie religieuse, dans ce temple où se trouve la fameuse pierre sacrée, l’« omphalos » (« nombril du monde »), posée dans la salle secrète (« adyton »), réservée aux prêtres. Et pas n’importe quelle pierre ! Elle aurait été posée par la rusée déesse Rhéa qui l’aurait mise dans ce lieu à la place de Zeus afin de le sauver de Chronos qui voulait le détruire en l’avalant. Et cette pierre est surmontée de deux aigles d’or, envoyés par Zeus lui-même pour montrer sa présence dans ce temple.
C’est donc à l’entrée de ce célèbre temple que se trouvent « Connais-toi, toi-même et tu connaitras l’univers et les dieux »1, la plus vieille formule du temple avec « ne désire rien de trop » et « la misère est compagne des dettes et des procès », reprises plus tard par le « sage » Chilon. Des formules qui ne sont donc pas accidentelles ou secondaires mais l’expression la plus formelle de la vision magico-religieuse du monde développée pat la grande spiritualité religieuse grecque.
D’ailleurs Chilon est symptomatique de cette vision du monde archaïque. C’est un maître de Vérité, un aède, qui écrit en vers et apprend aux spartiates à « ne pas haïr les devins ». Il est connu pour son rôle dans les sacrifices et pour ses divinations ; il « prédisait bien » dit Diogène Laërce qui, sur ce point rapporte de façon crédible une tradition orale2 . Il devient éphore de Sparte, c’est-à-dire gardien des lois, lois religieuses et sociales mêlées. Un poste créé par le roi Théopompe (720-675) qui voulait placer l’éphore comme gardien de l’orthodoxie religieuse à l’égal d’un roi de justice. Et il sanctionne ceux qui se détournent de l’idolâtrie des dieux. Lui-même se considère comme réceptacle d’Apollon et d’Athéna, et, en maître de Vérité, il parlait par énigmes.
I .2. Sens de cette formule
Par cette formule, il s’agit de rappeler à tous ceux qui veulent agir selon la moralité, celle qui se définit par sa conformité avec le paganisme grec, de la nécessité de se détourner de leur désir de connaître l’univers par les sciences et de transformer le monde.
Car de telles activités sont jugées illusoires par ces prêtres. D’une part, cette terre est un théâtre d’ombres, d’autre part, les humains sont eux-mêmes des ombres dans un monde d’ombres. Tout ce qui est, est mû par des divinités. Les corps animés humains ne sont eux-mêmes que des réceptacles éphémères des esprits-dieux qui gouvernent l’univers.
Dès lors, le chemin vers la Vérité ne peut être d’œuvrer dans cet univers d’ombres. L’objectif est de détourner le désir des illusions du monde pour l’engager vers l’arrière-monde, là où l’univers découvrira sa vérité, là où se tiennent les dieux.
Comment faire ? C’est là qu’intervient le « connais-toi toi-même ».
Les humains étant des réceptacles des esprits, habités par eux (des « daimôn » dira Socrate), ils peuvent alors faire retour sur eux-mêmes pour rencontrer cet esprit.
« Connais-toi toi-même » ? Cela signifie donc non pas étudier son corps, examiner les processus issus de son cerveau, s’intéresser à ses comportements, découvrir je ne sais quel inconscient ou quelle conscience, mais entrer en soi pour s’écarter définitivement du théâtre d’ombres qui est celui de la vie humaine sur terre, et trouver l’esprit qui habite ce corps animé. Puis, une fois cet esprit trouvé et l’individu détaché de son corps, il faudrait poursuivre pour aller au-delà de soi, vers la « connaissance » vraie, celle qui consisterait à se retrouver du côté de la « connaissance » des dieux qui façonnent et dirigent l’univers et les humains. Non pas une « connaissance » obtenue par processus graduel, par essais et erreurs, mais un saut par abandon du monde des ombres pour accéder à une sorte de clairière de la Vérité qui permettrait d’arriver là se tiennent les dieux.
On pourrait faire une liste impressionnante de ces courants de pensée, opposés aux sciences et à la maîtrise humaine de la planète, qui se sont retrouvés à plaider ce « connais-toi toi-même » pour déconsidérer l’individu et sa libre créativité, voire pour l’utiliser comme un tremplin pour le dépasser afin de parvenir, au nom d’une prétendue « sagesse », à cette conclusion que le « Je » est illusoire et doit disparaître pour accéder au bien suprême. Des laudateurs matérialistes de la « tranquillité » et du « détachement » de soi, aux bouddhistes, hindouistes… jusqu’à cette tradition chrétienne, héritière de la gnose païenne et de l’interprétation d’Ambroise, infestée par l’esprit néolithique magico-religieux, qui, à travers des centaines de livres et des milliers d’articles, est allée jusqu’à prétendre que Saint Augustin, voir Moïse lui-même, auraient diffusé cette chimère du « connais-toi toi-même », finalement quasi-biblique à les en croire bien qu’ils seraient bien en peine de trouver le moindre texte venant corroborer pareille assertion.
I.3. Les sciences et les institutions ?
Avec ce « connais-toi toi-même », quel serait l’intérêt des sciences ? Pour quoi faire ? Physique, chimie, biologie… ? Tout cela est inutile et vain. Dans cette vision du monde, l’illusion serait de croire possible la connaissance de l’univers en étudiant ce monde d’ombres.
Il n’est d’ailleurs pas anodin que la seule science qui ait été parfois acceptée par les partisans du « Connais-toi toi-même », comme Socrate, soit les mathématiques. Et encore, pas toutes les mathématiques, essentiellement la géométrie.
Et encore, pas toute la géométrie, comme le montrera Pythagore qui condamnera à mort un de ses disciples qui a osé découvrir l’incommensurabilité de l’hypoténuse aux côtés du carré : une géométrie restrictive, non « impie », qui doit conforter l’idée que ce monde n’est précisément pas celui de la vérité, car nulle part ici-bas ne se trouve le cercle, le triangle ou le rectangle mais seulement des approximations, des projections imparfaites, des images sensibles de ces êtres mathématiques parfaits.
Les dieux gouvernent le monde et c’est en eux seulement que se trouvent l’idée de nombre, l’idée de triangle, l’idée de cercle…. Rien qui soit matériel, terrestre, existentiel. Et c’est en eux que l’individu détaché du monde et de son corps peut espérer découvrir les vraies idées.
Pour la même raison, écrire de bonnes constitutions et fabriquer des institutions en fonction de l’histoire des populations et de la recherche de leur bien-être, comme le voudront les sophistes ou Aristote ? Cela serait indigne de ceux qui recherchent la « Vérité » et qui savent la vanité de ce monde d’ombres.
Ceux qui arrivent par le « connais-toi toi-même » à la vérité, donc à la spiritualité païenne, peuvent soit mourir, satisfaits de quitter ce corps source d’illusions, soit-, avant d’être délivré de la vie sensible, construire les Cités idéales sur un seul modèle, celui de la monarchie autoritaire, autour d’un chef politico-religieux qui a la « connaissance » du monde des dieux.
Pour les religieux du temple de Delphes et les sept Sages, comme on le verra plus tard chez Socrate et Platon, seule une minorité d’humains peut en effet accéder à cette connaissance de soi-même par soi-même.
Les « 7 sages » admettaient ainsi tous la thèse du « sage » Cléobule de Lindos (v 630-560) qui, derrière une apparente modération, prétendait les humains ignorants par nature, voire méchants. Lui-même disait descendre d’Héraclès Ce qui n’est pas anodin dans l’imaginaire grec d’alors car les Doriens qui avaient colonisé Rhodes, pensaient eux-mêmes descendre des soixante fils d’Héraclès revenus en Grèce pour reprendre leurs terres.
Les 7 Sages sont tous liés à cette vision du monde où l’espace de vie humaine est illusoire, œuvre d’un monde surnaturel, celui de la Vérité (alètheia), habité par les divinités. Monde où ces sept Sages vont chercher les réponses à leurs questions.
Et leur influence tient à la croyance en leur statut de réceptacle divin accompli, parveni à la conscience de lui-même part le « connais-toi toi-même ».
Ainsi Bias de Priène, « considéré le plus grand des sept Sages »3 , confirme cette prétendue filiation avec les dieux après être passé par le « connais-toi toi-même ». Il affirme prévoir les événements et il rapporte ses succès de divination à Apollon. Il refuse les présents donnés pour le remercier, exigeant de les offrir aux dieux, dont il serait seulement le réceptacle. Aède, il écrit un poème de deux mille vers sur l’Ionie pour enseigner la conduite conformément aux héros qui ont le regard tourné non vers la Cité et la nature mais vers les dieux. Garant de la piété à Priène, il enseigne la façon de les honorer et, comme les autres sages, il dénonce l’ignorance et le mal qui habitent l’esprit de la plupart des humains, incapables de se libérer du monde et de leur moi pour accéder à la « Vérité » ou la préparer par une mort salvatrice qui les libèrera du corps. Sa relation à l’arrière-monde, celui de la Vérité, son rapport magico-religieux à la vie, son statut de Maître de Vérité est si bien avéré que ses contemporains construisent après sa mort un temple pour l’honorer tel un dieu.
Quand apparaît le « connais-toi, toi même », il ne peut donc être l’annonce d’une reconnaissance de la conscience libre. Non seulement, cette formule n’est pas l’annonce d’une découverte de la subjectivité humaine et des droits individuels mais elle est son absolu refus pour qui veut entrer dans le monde de la Vérité. Cette formule est l’exigence prétendument « morale » adressée aux humains de se débarrasser de l’illusion du « moi » pour accéder à l’écoute de la parole divine et de l’Être.
Elle condamne, au nom de la « morale » et de la recherche de la vérité, la domination de la nature, la domestication de la planète et l’assujettissement de ce qui s’y trouve. Une vision du monde aux antipodes de celle qui est développée par la Bible, l’humanisme et tous ceux qui croient au progrès.
Le « connais-toi toi-même de Socrate » loin d’infirmer cette vision du monde va la confirmer comme nous le verrons dans la seconde partie.
1 Pline l’Ancien, Naturalis Historia, Vol. II. Chap. VII. Paris. 1848
2 Laërce, Diogène Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres. Livre I. Paris. 1965.
3 Laërce, Diogène, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres. Livre I. Paris. 1965.