L’ouvrage de Camille Kouchner, La Familia Grande, n’est pas l’une de ces publications- si nombreuses hélas- dont on pense en les lisant que l’auteur aurait mieux fait d’investir dans une psychanalyse plutôt que de nous importuner. C’est un grand livre dont on doit souligner les qualités littéraires : la vivacité du trait, la retenue des émotions, donnent au lecteur le moyen de s’immerger dans le récit sans passer pour un voyeur. Il se déploie comme en un seul mouvement, dans une ondulation fascinante.
Camille Kouchner et ses frères ont eu la chance de naître au centre d’une bourgeoisie que l’on peut dire éclairée, passionnée par les affaires du monde, imprégnée de culture classique, attentive aux idées contemporaines. Mais cette faveur du destin s’est trouvée contrebalancée par un malheur, celui d’être intégré, bien avant l’heure et sans protection, à l’univers des adultes. Pis qu’une brûlure, une irradiation.
L’inceste commis par Olivier Duhamel à l’encontre de son beau-fils – qu’à cette heure ce pilier de Sciences Po ne semble pas contester- ne saurait se confondre avec le comportement général d’une lignée. C’est un crime, pas une simple dérive. Mais Camille Kouchner, en choisissant de guider notre regard sur l’ensemble de sa famille- élargie, comme l’indique le titre se son récit- ne se contente pas de dévoiler un drame intime. Elle nous invite à repérer les spécificités de son milieu.
Si l’inceste touche toutes les catégories sociales, on constate qu’il ne s’appuie pas sur des mécanismes identiques suivant qu’il se déroule chez des paysans, des ouvriers, des universitaires. Ainsi Camille Kouchner dresse-t-elle, parfois de manière indirecte, le tableau d’un certain monde, académique et médiatique à la fois, qui s’affiche comme rétif à tout ordre mais qui, soucieux de ses propres intérêts, se comporte en classe dominante.
«Je pense que le mariage d’Évelyne Pisier, la maman de Camille, avec Olivier Duhamel était moins d’amour que d’affaire, qu’il était une façon de maximiser des relations professionnelles, explique Brigitte, une personnalité de Sciences Po [le prénom a été modifié NDLR]. Plusieurs fois j’ai saisi dans les conversations de ce couple une science des apparences qui tournait au mensonge permanent. » Faut-il parler d’un naufrage balzacien ? Franchir les bornes de la bienséance, adopter les codes interdits, c’est la même ritournelle d’une avant-garde étourdie par ses audaces, qui se poste là où nul n’ose élire domicile et qui nargue les autres en les traitant de vieux croutons.
Certains voient dans les pratiques sexuelles de cette parentèle un trait de génération. Mai 68 et son esprit libertaire expliquent-ils tout? « Camille Kouchner est particulièrement efficace pour décrire la violence des intrusions des adultes dans la vie des adolescents, leur insistance à prêcher une liberté sexuelle qui ne les regarde pas, remarque Brigitte. On est aussi frappé par la reproduction des pratiques, d’une génération à l’autre (de la grand-mère à la mère), par le déni de tous les repères, et par leur diffusion naturelle dans les réseaux d’amis. C’est une avant-garde qui se veut au-dessus de toutes les lois!»
Affichant les apparences de la rébellion – les voyages à Cuba, l’adoption d’une enfant chilienne- affirmant qu’ils incarnent le contre-pouvoir, la plupart des personnages décrits sont en vérité obsédés par la quête des postes, des avantages et des passe-droits, bref, par les attributs du pouvoir. Le goût de cendre que tout cela vous laisse, au souvenir des idées généreuses portées par cette génération. Camille Kouchner elle-même a tenté d’éteindre l’incendie, lors d’une émission récente à la télévision, dédouanant sa mère et ses amis, encourageant le public à ne juger personne – hors-mis son beau père évidemment.
« C’est naturel, ajoute Brigitte. Elle protège, dans ses interventions médiatiques, le milieu auquel elle appartient. Mais son livre met en évidence les effets délétères du silence sur le crime, bien au-delà du cercle de la fratrie -comme le montre l’image, utilisée de façon très forte, d’une invasion rampante. Dans un village, quand la gendarmerie vient chercher un criminel, cela ne touche qu’une petite partie de la population et la plupart des habitants n’en redoutent pas vraiment les conséquences. Dans l’affaire qui nous occupe, tout un réseau de relations, dans la presse ou le monde politique, peut craindre d’être atteint par l’indignation générale. Cela vous explique pourquoi, depuis deux semaines, beaucoup de gens prétendent n’avoir jamais rien su, condamnent Olivier Duhamel avec une véhémence qui trahit leur propre inquiétude.»
La conquête d’un pouvoir et le culte de l’entre-soi favorisent toujours des dérives, quels que soient les milieux sociaux qui les autorisent. On peut imaginer que les attaches étroites entre Sciences Po et les élites politiques ont suscité chez certains le sentiment d’une toute puissance et d’une impunité. Mais de la complicité mondaine à l’inceste, il y a quand même une marge. De surcroît, nombre d’enseignants de Science-po travaillent de façon sérieuse et ne peuvent être considérés comme les agents d’une corruption des esprits.
« Les critiques formulées par certains correspondent à une vision périmée de l’École, nous déclare Louis Schweitzer, qui vient d’être nommé à la tête de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, en remplacement d’Olivier Duhamel, pour un intérim de six mois. Certes, Sciences Po, jadis, a pu passer pour un symbole de l’entre-soi. Mais depuis vingt ans, notre institution n’a pas cessé de s’ouvrir aux élèves des Zones d’Éducation Prioritaire (ZEP) et de favoriser son ouverture au monde. Notre établissement compte aujourd’hui environ 30% d’élèves boursiers. Ce n’est donc plus le prototype d’une structure fermée. J’ajoute que la durée des études s’est allongée, qu’un corps professoral permanent a vu le jour. Tout cela permet de consolider un enseignement très cohérent, véritablement indépendant. »
Face à la colère des étudiants de Sciences Po, Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’innovation, a mandaté une inspection auprès de l’Inspection générale de l’Éducation du sport et de la recherche. Des personnes choisies pour n’avoir aucun lien, passé ou présent, avec l’établissement de la rue Saint Guillaume, ont déjà été désignées. Mais leur cahier des charges est obscur – pour le moment. S’il ne s’agit que d’une faute individuelle, pourquoi mener une enquête au sein de Sciences Po? Il est probable que cette démarche vise à sérier les problèmes et distinguer les responsabilités.
Pendant ce temps, quelques résistants de la vingt-cinquième heure courent les plateaux de télévisions et de radios pour déclarer que s’ils avaient su… Voilà qui soulève le cœur, mais pas autant que le crime de l’inceste. La littérature et la justice auront le dernier mot.