Ce n’est pas un spectre, un de ces fantômes qui tourmentent la conscience des vivants. Non, c’est un homme encore jeune qui nous revient dans un costume de souvenirs. Daniel Cordier, disparu le 20 novembre dernier, nous donne du cœur à l’ouvrage, puisque de lui paraît « La victoire en pleurant » (Gallimard 323 p. 21 €), tandis que s’annoncent les élections départementales et régionales.
A cet instant, peut-être pensez-vous qu’il ne faut rien exagérer ; que le péril, quoiqu’en la demeure installé, ne saurait se comparer d’une période à l’autre ; que les tragédies jamais ne se ressemblent, qu’il est temps d’admettre que le Rassemblement qui se prétend national fait désormais partie du camp démocratique. Eh bien non, pas tout-à-fait. Semblables à des lapins que poursuivent des lumières, les républicains des deux rives paraissent pétrifiés par la puissance politique de l’extrême droite. Et s’il est vrai que les leçons de morales sont inefficaces – qui les souffre ? – il est essentiel de puiser dans l’Histoire l’énergie, les arguments, la volonté d’agir. La bataille aujourd’hui se livre non pas dans l’imagination, mais dans l’imaginaire, autrement dit dans le domaine des représentations par lesquelles des individus jusque là dispersés choisissent de se reconnaître et de faire société.
Certains, croyant nous claquer le bec, observeront que Daniel Cordier, dans sa prime jeunesse, était un royaliste antisémite. Ils pourront même ajouter que nombre des tous premiers Français libres appartenaient à cette engeance, au point que le Général dut frapper du poing sur la table en déclarant, dans un texte formidable, que les juifs qui rejoignaient Londres étaient au même titre que les autres des Français. Laissons les esprits tordus de côté. Daniel Cordier –comme Passy d’ailleurs– a pris conscience de l’impasse où l’avait plongé sa famille idéologique d’origine. Alertons, plutôt.
Ceux qui prédisent qu’en cas de victoire de qui nous savons la population se soulèverait comme un seul homme – une illusion qui n’a rien de comique– doivent savoir que l’héroïsme a le goût de la cendre plutôt que le parfum sucré du songe. « Monsieur Cordier est devenue une personnalité très connu après ses 80 ans mais il ne faut pas que cela occulte le fait qu’il n’avait pas vingt ans quand il s’est engagé, souligne l’historienne Bénédicte Vergez-Chaignon, qui a travaillé auprès du grand résistant, établi l’édition de son livre. Il était mineur, a dû renoncer à sa passer son baccalauréat, n’a donc pas appris de métier. Les résistants ont dû tout laisser derrière eux pour risquer leur vie dans un combat dont ils ne connaissaient pas l’issue, contrairement à nous. »
Les aventuriers en chambre ou ceux qui se gobergent d’une épopée révolutionnaire qui viendrait au lendemain d’un désastre électoral– à supposer que pareil projet soit possible– devraient méditer le titre du livre de Daniel Cordier. « En 1944-45, la France compte enfin parmi les vainqueurs, le territoire est progressivement libéré, les nazis sont écrasés, les valeurs républicaines enfin sont rétablies, mais la réalité est beaucoup moins belle que celle qu’espéraient les résistants de 1940, explique Bénédicte Vergez Chaignon. L’effort si considérable, la mort de très nombreux camarades, ont provoqué un désenchantement politique dont Daniel Cordier a voulu témoigner. »
Donner à lire suffirait-il à dessiller les yeux ? Ce serait trop facile. Mais cela peut contribuer, d’une modeste manière, à calmer les ardeurs des farouches partisans du chamboule-tout. Ce ne sont pas les militants de la haine que des textes peuvent convaincre – encore qu’il ne faille jamais se résigner– mais les indécis de la vingt-cinquième heure, ceux que les absurdités proposés par d’autres extrémistes– vous les connaissez, ceux qui confondent la nation avec une juxtaposition de communautés– oui, ce sont ceux-là qu’un livre peut arracher à l’aveuglement. « Je ne pense pas que l’Histoire donne des leçons mais elle donne à réfléchir, analyse Bénédicte Vergez-Chaignon. Elle nous amène à nous poser des questions sur nous-mêmes, à nous laisser interpeler par les actions, les choix qui ont été réalisés par nos aînés. Pour cela aussi le livre de Daniel Cordier est touchant : il est plein d’émotion, de drôlerie, mais encore, dans un autre registre, plein des drames du passé. » Marquant une pause, l’historienne ajoute : « Chaque fois qu’on place au pouvoir une personne en pensant qu’elle ne sera qu’un élément décoratif posé sur une cheminée, cela ne se passe jamais comme prévu. » Dimanche prochain, pensez-y : votre région mérite votre voix, qu’elle soit de droite ou de gauche, mais pas la politique du pire.