En ce début d’année 2021, la question migratoire demeure plus que jamais d’actualité. Didier Leschi , directeur de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII) formule une analyse qui suscite la réflexion et le débat démocratique.
Quatre vers de Prévert, extraits du poème « Étranges étrangers » tirent à l’auteur de ces lignes à chaque fois des larmes: « Rescapés de Franco, Et déportés de France et de Navarre, Pour avoir défendu en souvenir de la vôtre, La liberté des autres. » On ne descend pas de juifs russes et de catalans sans savoir qu’il n’est pas de meilleure patrie que la France, où brillent trois couleurs, un certain art de vivre, une façon d’ouvrir sa porte et son cœur.
On n’en doit pas moins rester lucide quand on est protestant. Michel Rocard y avait invité les représentants de la CIMADE en déclarant, lors du cinquantième anniversaire de cette magnifique association : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde, mais elle doit savoir en prendre fidèlement sa part. » Voilà pourquoi l’opuscule publié par Didier Leschi, « Ce grand dérangement » (Tracts Gallimard, 58 p. 3,90€), suscite notre intérêt. Préfet de la République, directeur général de l’Office Français de l’immigration et de l’intégration (OFII), président de l’Institut Européen en Sciences des Religions (IESR), ce haut fonctionnaire évite à la fois les positions dogmatiques et les paroles mièvres.
« Dès qu’on parle d’immigration, la discussion tourne à la confusion, au dérangement au sens d’ « esprit dérangé », voire au pugilat, déplore-t-il. Plutôt que de se concentrer sur les sujets de fond, tout le monde se concentre sur les conditions générales du premier accueil. Même si je conçois que la morale tienne sa place dans notre réflexion, je pense qu’il faut replacer la question migratoire à son juste niveau, privilégier les faits sur l’émotion facile. L’hospitalité pour tous ferait disparaître la notion même d’hospitalité, le refus de toute hospitalité serait une forfaiture. Une fois que l’on a posé cet axiome, on peut peut-être commencer à regarder la réalité telle qu’elle est. »
Les sociologues et les historiens nous ont prouvé que chaque vague migratoire a subi le racisme et la discrimination- les avant-derniers venus ayant pu verser eux-mêmes dans ces travers afin d’attester de leur intégration. La discrimination ne date pas d’hier et n’a pas beaucoup changé de disque : l’excessive religiosité, l’acceptation d’un salaire de misère qui casse le marché du travail, le manque de respect vis-à-vis des femmes… ce qu’aujourd’hui certains reprochent aux migrants d’Afrique ou du Moyen-Orient, d’autres le disaient des polonais, des italiens, des espagnols. On ne saurait pourtant s’en tenir à ce constat. Pourquoi ?
« Parce que nous connaissons des difficultés spécifiques, nouvelles, qui ne sont pas tant liées au nombre de migrants qu’à l’évolution des sociétés d’émigrations et d’immigrations, souligne Didier Leschi. Quoiqu’on dise, il existait naguère des ponts culturels très forts entre la Pologne, l’Espagne et l’Italie d’une part, la France de l’autre ; la religion n’en était pas un des moindres, avec les espérances laïques portés par le mouvement ouvrier. Et ces ponts favorisaient l’intégration. Les maghrébins qui sont venus travailler en France dès la Libération se trouvaient pris en charge par des syndicats qui, eux aussi, facilitaient leur intégration.
J’ajoute – et ce point me paraît fondamental- que beaucoup de migrants connaissaient notre histoire et pouvaient porter sur notre pays un regard désirant. Souvenons-nous du proverbe Yiddish, « Heureux comme Dieu en France ». Souvenez-vous qu’en 1947 la référence politique des ouvriers algériens en grève aux usines Renault était Messali Hadj un admirateur de la Révolution Française. Aujourd’hui, un très grand nombre de migrants viennent de pays qui sont plongés dans un chaos total depuis des décennies, dont la particularité interne est la destruction de toute altérité – les chrétiens d’Orient le savent et à quel degré !- enfin qui ne connaissent de notre mode de vie que des bribes. Voilà qui ne permet pas facilement leur intégration. »
La chose est bien connue : les satellites diffusent dans les bidonvilles d’Afrique une représentation complètement erronée de notre réalité, ce qui provoque un désir forcené d’émigration puis, lorsque le voyage aboutit, à de graves désillusions. Face à ce désarroi, la société Française paraît plus démunie qu’autrefois parce qu’elle ne sait plus elle-même, dans le cadre d’une mondialisation qui n’est pas structurée selon son imaginaire propre, ce qu’elle est vraiment.
« L’affaiblissement de notre identité collective comme patrimoine commun est aussi un frein à l’intégration, regrette Didier Leschi. D’une certaine manière, il est plus difficile de s’intégrer à une société molle ou cotonneuse. La langue est plus qu’un critère technique, elle est un vecteur d’intégration. En Allemagne, les autorités imposent aux nouveaux arrivants de passer un examen par lequel ils doivent montrer qu’ils maîtrisent la langue allemande ; c’est aussi en fonction de ce critère que les demandeurs d’asile sont accueillis – ou pas. En France, on demande aux migrants de prouver qu’ils assistent à 80 % des cours… Quelle différence ! »
On sait les protestants Français très attentifs à l’accueil des migrants. Parce qu’ils restent fidèles à leur histoire, ils agissent avec énergie, mais aussi beaucoup de sérénité : ils savent ce qu’ils sont, ce qu’ils pensent, et peuvent accueillir l’altérité sans craindre de se perdre eux-mêmes. Rappelons au passage que ce sont trois personnalités protestantes qui ont imposé la présence de la CIMADE dans les centres de rétention : Georgina Dufoix, Gaston Defferre et Pierre Joxe. En tant que ministres, ils estimaient que l’État devait soutenir l’action d’associations qui contestaient ses décisions. Penser contre soi-même demeure une inclination protestante essentielle, une dialectique des plus constructives.
« Je pense qu’il y eu là un acte de l’État démocratique d’une très grande valeur, admet Didier Leschi. C’est aussi l’honneur du protestantisme Français d’être le référent moral dans la défense des plus persécutés. Dire cela ne doit pas nous empêcher de prendre en considération les difficultés générales de notre société. Quand les membres d’associations se mobilisent pour dénoncer l’action de l’État comme fondamentalement injuste, je pense qu’ils devraient chercher un point d’équilibre. Ils ne sont pas les Justes face à une structure fondamentalement injuste et pourraient accepter de s’interroger, parfois, sur le bienfondé de certaines interventions. »
Didier Leschi nous invite à regarder la question migratoire sans préjugés, propose des analyses débarrassées des invectives ou des dogmes habituels. En ce début d’année, c’est une piste ouverte au débat, à des perspectives.
A part quoi, bien entendu, nous vous présentons nos meilleurs vœux de santé, d’espérance et de musique !