Antoine Rufenacht est décédé à l’âge de 81 ans. Retour sur le parcours politique de ce protestant, qui fut maire du Havre jusqu’en 2010, avant de passer le flambeau à Edouard Philippe.
Les cargos, le cœur chargé de containers, avalent des vagues et des miles; à l’ombre de la commanderie, les remorqueurs balancent leur mélancolie ; des gosses enfin se rêvent un destin de Surcouf.
Il y a du Titan chez tout havrais qui se respecte : il faut de l’énergie, de la volonté, pour vivre dans l’un des plus grands ports de notre continent. Mais bâtir et tracer des routes maritimes exigent de la lucidité, la conscience de ses propres limites. Antoine Rufenacht, ancien maire du Havre, député de Seine-Maritime à plusieurs reprises, ancien conseiller général et président du Conseil régional de Haute Normandie, décédé dimanche à quatre-vingt un ans, projeta très haut ses ambitions mais, conforme à l’idée qu’il se faisait de lui-même et des autres, il détestait la vanité.
Quelques mots de son allure et de sa façon d’être. Il avait la voix grave et l’humour aigu, l’autorité naturelle, une façon rigoureuse de se tenir assez d’élégance enfin pour appeler un chat par son nom : « J’aime bien Alain, mais je vais soutenir Sarko », nous confiait-il au mois d’octobre 2016, dans les couloirs de la Fédération Protestante de France, tandis que la primaire à droite battait son plein.
Brutal ? Oui, mais pas violent. Sévère avec les ondoyants. S’il n’aimait pas les non-dits, les sous-entendus bancals, cela tenait sans doute au fait qu’en plus de quarante ans de vie publique, il en avait beaucoup vu, beaucoup entendu. Les discours à deux sous mais quatre fonds l’ennuyaient : quinze kilomètres à l’avance, il identifiait les intentions médiocres de ceux qui se croyaient Machiavel.
Antoine Rufenacht était très fier d’être devenu maire du Havre en 1995. D’abord parce que cette victoire électorale couronnait la ténacité, la fidélité d’un candidat que les échecs n’avaient pas découragé; mais surtout parce notre homme ne désirait rien tant que de faire évoluer sa ville natale. Cité rayonnante par son commerce, Le Havre méritait aussi d’être célébré pour son ancrage culturel et la beauté de son architecture. Entre médiathèque dynamique et salle de concert à l’excellente acoustique, la ville acquit la reconnaissance internationale quand elle fut inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, en 2005, sans rien céder sur son développement commercial. Antoine Rufenacht n’était pas bourgeois-bohême.
Faut-il attribuer à son protestantisme la façon dont il organisa sa succession ? Ce serait trop dévoiler de son intimité, tirer peut-être la couverture à soi. N’empêche, il est très rare qu’un responsable politique, ayant accompli le rêve de sa jeunesse, décide sans que rien ne l’y contraigne, à transmettre son mandat. C’est ce qu’Antoine Rufenacht a réussi en 2010. Oh, bien sûr, il admettait que l’action quotidienne lui manquait. Mais jamais il n’exprimait de regret.
Sans doute rirait-il s’il nous voyait lui attribuer la sagesse de Qohélet. Il en serait sincèrement touché cependant. Car enfin, par-delà les vicissitudes de la vie publique, Antoine Rufenacht était fidèle à une certaine conception du monde, où la pudeur et le nécessaire détachement vis-à-vis des choses matérielles tenaient une place importante. Bon vivant, comme on dit de ceux que l’art de vivre en ce pays caractérise, Antoine Rufenacht avait de la tenue. Quand il avançait Chez Françoise, l’une des tables parisiennes préférées des politiques, il prenait soin de laisser l’ostentation, l’épate au vestiaire des comédiens. Parce qu’il avait perçu que l’auteur de ces lignes, espiègle mais prudent, pratiquait le jonglage des mots, l’ancien maire du Havre, sentimental, avait proposé cette formule: « au fond, je crois que les Casadesus sont des saltimbanques, un terme que j’aime beaucoup pour ce qu’il contient de rêve, de voyage autant que de spectacle. » Il est des jours où l’on a le sentiment d’avoir beaucoup perdu.