Le philosophe et historien François Hartog analyse la période singulière que nous traversons, entre le jour de Noël et le début de l’année.
Les Français, recroquevillés, redoutent que les mois à venir ne chantent guère. Mais il font contre mauvaise fortune bon cœur. « Entre Noël et le jour de l’an », dit-on souvent pour désigner cette période qui va du 25 décembre au 2 janvier, la seule peut-être que l’on enferme dans une temporalité sans lui donner sa vraie couleur : un tremblé de chaleur au dessus de nos déserts, un mirage, une évaporation- bien qu’il pleuve actuellement d’abondance.
En ce moment, tout se passe comme si le temps prenait son temps. Chronos, l’inévitable, l’insaisissable, nous impose une pause. Comment comprendre cette respiration, cet arrêt sur image, alors même que la pandémie perdure? Au creux de ce temps-là, François Hartog, historien, philosophe, auteur de Chronos, l’Occident aux prises avec le temps (Gallimard, 345 p. 24,50 €) se propose d’éclairer notre lanterne.
« De la Nativité jusqu’à l’Épiphanie, de la naissance de Jésus jusqu’à sa reconnaissance par les rois mages, on peut certes parler d’un temps suspendu, note François Hartog. Mais depuis quarante ans, n’oublions pas que cette façon d’aborder le calendrier semblait désuète à beaucoup de gens. Décembre était pour eux le mois de préparation des fêtes, lesquelles engendraient la trêve des confiseurs, qui renvoyait toute contrainte à plus tard. Aujourd’hui, Noël a repris son importance, au moins sur un plan symbolique. Et ce n’est sans doute pas un hasard si l’industrie pharmaceutique et les pouvoir publics ont amorcé la campagne de vaccination dimanche dernier: le vaccin contre la COVID 19 était attendu comme le messie.»
L’intention du philosophe n’est pas d’annoncer l’ouverture d’une ère nouvelle, pas plus que de nous culpabiliser des Bacchanales passées- la crise de foie reflétant la crise de foi. Non…François Hartog observe simplement que l’ancestrale façon de célébrer la Nativité travaille encore en profondeur notre société. Cette grille de lecture aide à comprendre les mutations en cours. « Depuis presque un an, le virus domine le monde, analyse François Hartog. Il est le maître du temps, avec des décalages horaires suivant les continents, les pays. Les responsables politiques ont bien tenté de le contrôler, mais en vain. Le vaccin peut leur permettre de reprendre la main.» Voilà sans doute une des clés de l’alliance qu’ont noué les chefs d’État et les savants. Ceux-là pensent, grâce au travail de ceux-ci, maîtriser ce qui jusqu’à présent leur échappe.
Le 31 décembre au soir, dans un rituel télévisuel bien établi, le président Macron va s’adresser aux Français. Sans doute parlera-t-il du virus dont il a lui-même été victime et des moyens mis en œuvre pour l’éradiquer. Mais après ? « L’après, tout le monde l’évoque avec espérance, admet François Hartog. On a toujours le désir que l’année à venir soit meilleure que la précédente. Le problème vient de ce qu’au fil des décennies on y croit de moins en moins. Le futur a perdu son aura, sa faculté à susciter le désir. L’usage que l’on fait du passé consiste à multiplier les condamnations. Nos contemporains se font les justiciers de leurs ancêtres, établissant un rapport moral avec eux plutôt que d’essayer d’expliquer leurs actes, voire de les comprendre. »
Il est permis de penser que la pandémie rebatte les cartes. Hantés par la perspective d’un nouveau confinement, les Français se calfeutrent. Peuvent-ils trouver quelque réconfort? « La première exigence consiste à rester le plus lucide possible, estime François Hartog. Il faut se préserver d’un présent tout puissant. De ce point de vue, nous devons rejeter ce qui nourrit notre anxiété pour des raisons commerciales ou cupides. Les chaînes d’information continue, sous cet angle, font barrage à l’espérance. »
Dans un sourire, cet homme de lettres nous invite à réfléchir au succès des séries que produisent les réseaux de télévision. Bien sûr, il comprend que nous ayons le désir de nous divertir. Mais il nous encourage à déceler, derrière un style séduisant, le conformisme de pensée, le préfabriqué qui bride la conscience. «Il est essentiel de rompre cette chaîne du malheur, ajoute François Hartog. Pour y parvenir, quoi de plus juste que de lire de vrais livres, qui réclament de la concentration, de l’effort, qui nous rendent plus lucides et même , ne crachons pas sur ce mot, plus intelligents ?»
Cette belle question, suivant l’antique dialogue, entraîne d’autres questions, lesquelles, à leur tour… En écoutant François Hartog, on pense à Georges Steiner. Au cours d’un débat télévisé qui l’opposait de manière amicale au philosophe Pierre Boutang, le célèbre critique littéraire avait déclaré qu’une grande œuvre est celle dont chaque reprise est plus inadéquate que la reprise précédente, tandis qu’une œuvre excellente et solide, mais qui n’est pas une grande œuvre, est peut-être épuisable. Une clé qui nous ouvre encore d’autres portes. Il y aura des soirs, il y aura des matins…