Pour quelles raisons les responsables politiques Français tiennent-ils à ce point à publier des livres ? L’essayiste et historien Jacques Julliard apporte son témoignage et son analyse.
N’en déplaise aux rabat-joie, la France n’est pas un pays comme les autres. Chez nous, depuis le Moyen-âge, les hommes de pouvoir et les écrivains marchent côte à côte. Leur fascination mutuelle ne tourne pas toujours à l’hagiographie: certes, Froissart écrivait pour célébrer Louis IX, mais le cardinal de Retz poursuivait le roi de sa détestation, tandis que Chateaubriand réservait ses plus belles pages à détruire jusqu’au souvenir de l’Empereur- atteignant, paradoxe éminent, l’exact opposé de son but. Leur dialogue n’en demeure pas moins fondamental. D’ailleurs, les grands acteurs politiques, à leur tour, ont estimé qu’ils ne pouvaient s’affranchir d’écrire des livres. Au Testament politique de Richelieu répondirent les Mémoires de Louis XIV, bien entendu; mais c’est Napoléon qui, froissant les cymbales de son ambition, lança la course à la gloire littéraire.
Effet de miroir, tentative narcissisme outrancier, charmante espérance du soldat qui se prend pour un artiste? il faudrait, pour comprendre cette inclination, beaucoup plus qu’un billet. Tout juste pouvons-nous souligner que la littérature occupe le premier rang des Beaux-Arts dans notre imaginaire. Dès lors, les rois, les présidents, les ministres, se donnent le devoir d’écrire, une façon de se hisser au sommet.
« Il existe en France un rapport étroit entre le pouvoir et l’écriture, estime l’essayiste et historien Jacques Julliard dont le nouveau livre De Gaulle parmi les siens (Le Cerf, 99 p. 12 €), décrit les liens que le Général entretenait avec les écrivains. Nous sommes avec la Russie l’un des pays dans lesquels la littérature constitue l’une des formes les plus élevées de l’identité nationale. » Si nos concitoyens veulent d’abord que leur chef d’État gouverne avec efficacité, sagesse, ils attendent de lui – ou d’elle, un jour…- qu’il incarne les valeurs éternelles de notre pays.
Jacques Julliard nous rappelle que la mère de Romain Gary disait à son enfant qu’il fallait toujours aimer la France parce qu’elle a fait de Victor Hugo un président de la République: « Évidemment, si l’on s’en tient aux faits, l’affirmation ne tient pas. Mais sur un plan symbolique, intellectuel, c’est vrai. La présence des écrivains dans le champ politique a conduit les grands hommes de notre vie publique à publier des livres, parce qu’ils sentaient bien que cela correspondait à l’idée que se faisaient d’eux leurs contemporains. »
Jean Jaurès et Georges Clemenceau s’attelèrent à la tâche avec une grande réussite- on peut regretter que l’un et l’autre ne soient pas lus davantage de nos jours. Léon Blum, avant d’exercer des fonctions électives, passait pour un littérateur à l’avenir assuré du côté de la NRF. Moins connu, mais tout aussi passionné de culture, Louis Barthou rédigea des livres.
« L’écriture comptait énormément pour de Gaulle, ajoute Jacques Julliard. Il se méfiait des intellectuels, mais il adorait les écrivains. Dans ses « Mémoires d’espoir« , il qualifie Malraux d’ami génial, un adjectif qu’à ma connaissance il n’a pas employé pour d’autres… Et s’il considérait Mauriac au plus haut point, c’est encore Charles Péguy, sans doute, qui l’inspirait le plus » On peut parier qu’en appelant Sartre « cher maître », le fondateur de la Cinquième république exprimait du respect pour l’auteur de La Nausée » ou bien « Les mots », mais signifiait qu’il n’aimait pas le politicien que celui-ci voulait être.
« Les plus belles conversations que j’aie eues avec François Mitterrand portaient sur les écrivains, relate encore Jacques Julliard. Je me souviens qu’un jour, à l’Élysée, il prolongea l’audience parce que je lui disais que l’un de mes étudiants préparait une thèse au sujet de Lucien Rebatet, lors même que trois minutes plus tôt il m’avait prévenu qu’il devait me quitter. Au-delà de l’anecdote, on peut dire que la littérature faisait partie de son être le plus intime.» On cite souvent, de François Mitterrand, « Le coup d’État permanent« . Mais le récit intitulé « La paille et le grain« , quoique nourri de considérations tactiques, mérite aussi d’être lu pour lui-même.
Parmi les hommes les plus marquants de l’histoire politique récente, il est juste de distinguer Georges Pompidou. Non seulement parce qu’il fit paraître une remarquable Anthologie de la poésie Française, mais parce qu’il rédigea Le nœud Gordien, livre posthume dont la qualité littéraire ne souffre pas la critique. Valéry Giscard d’Estaing fut moins heureux. Si ses Mémoires ont intéressé, les romans qu’il publia suscitèrent les sarcasmes.
De nos jours, l’écriture est passée au second plan des préoccupations de nos dirigeants. Peut-être parce que les humanités laissent place aux images dans la culture des Français. Bruno Lemaire ne manque pas de branche, qui témoigne avec une acuité toute littéraire de son action publique, et dévoile avec profondeur son amour de la musique. Emmanuel Macron n’a, pour l’instant, publié qu’un livre-programme, tandis que ses deux prédécesseurs ont proposé des plaidoyers dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne feront pas d’ombre aux Mémoires de Charles de Gaulle. Plus lucide, Jacques Chirac avait confié le soin de raconter son parcours à l’écrivain Jean-Luc Barré, collaboration réussie parce que conduite au grand jour. « Je ne dis pas que nos dirigeants manquent de culture, conclut Jacques Julliard. Mais force est de constater qu’il n’ont plus ce rapport presque charnel avec la chose écrite. » Faisons un rêve. Que l’écriture du pouvoir recouvre une geste qui suscite la grandeur. « Je vous salue ma France…«