Quelles que soient les époques, les affaires de la Cité suivent un cours sinon semblable, au moins marqué par des interrogations communes.
Quatre questions pour commencer. « Peut-on trouver des gouvernants qui soient de vrais sages ? Quel peut être le destin d’un monde unifié ? Comment faire face aux conflits et aux déséquilibres qui le parcourent, aux événements qui l’embrasent, aux contradictions et aux tendances lourdes qui peuvent travailler à sa perte ? Quelle place, quelle voix, pour l’individu dans ces enjeux qui le dépassent, face à des événements qui ne dépendent pas de lui ? »
Chacun de nos jours est conduit, quand il s’interroge sur notre époque, à réfléchir de la sorte, ou pour mieux dire à choisir des bribes de réponses à ces éternelles énigmes, à tourner sans vergogne autour d’elles. Ces questions, c’est Benoît Rossignol qui les pose, à l’orée du formidable portrait qu’il publie de Marc-Aurèle (Perrin, 720 p. 29 €). L’empereur du premier siècle de notre ère peut passer pour notre contemporain. D’abord parce qu’il est le seul chef d’État dont on lise encore en livre de poche les pensées, mais aussi parce que son effigie décore les pièces européennes de 50 cents.
Ô bien sûr, à part ça, le bonhomme est exotique : hiérarchie, connaissance de l’univers, théologie, Marc Aurèle a vécu dans un monde très différent du nôtre. Mais, outre sa langue magnifique, un sens du récit comme on les aime, le grand mérite de l’ouvrage de Benoît Rossignol est d’attirer notre attention sur les permanences du politique. Accéder à cette sagesse ne réclame qu’un peu d’effort sur soi, le goût de la divagation.
Et dans ce domaine, il faut bien le dire, la littérature dépasse tout. Jouant sur les mots, nous pourrions dire « l’entendement ». Parce qu’elle use de la fiction pour dire le vrai, parce qu’elle nourrit d’intuition la raison qui prétend guider les affaires de la Cité, parce qu’elle perce le secret des passions personnelles qui mènent les dirigeants politiques.
En cet automne qui bruisse des premiers frimas, laissez-vous bercer par François Mauriac, un rebelle sous le masque du sarment, catholique à la mode pascalienne, qui pourtant ne cesse de rire. Son célèbre « Bloc Notes » reparaît (Robert Laffont, collection Bouquins, 2 volumes, 1344 p. 32 € chacun). Sous ce titre, pendant dix-huit années, François Mauriac publia des articles pour La Table Ronde, l’Express et le Figaro. Billets d’humeur, éditoriaux, commentaires ? Un peu de tout cela. Disons que le terme de « Bloc Notes » reflète une volonté- saisir au vol quelques réflexions- tout autant qu’une méthode : la vitesse d’exécution. Les phrases de Mauriac ne manquent jamais leur cible.
On ne doit pas cependant réduire l’auteur des Anges Noirs à la férocité d’un bon mot. Si le « Bloc Notes » constitue l’un des plus beaux morceaux de littérature politique, c’est par l’expression d’une espérance en une organisation collective harmonieuse et la colère manifestée de ne pas la voir advenir.
Un exemple? « J’écoute ce cri révélateur de M. Jean Lecanuet dans le dernier numéro de Forces Nouvelles, écrit François Mauriac en 1964 : « Mais voici la jeunesse qui monte, sans mémoire et sans illusions… » Sans mémoire, si cela pouvait être vrai, quel bonheur pour les fantômes du M.R.P. [Formation démocrate-Chrétienne de l’après-guerre, NDLR.] ! Car ils remontent d’une sombre histoire que les trois lettres fatidiques contresignent au bas de toutes les pages : celles qui racontent la guerre d’Indochine, comme celles qui racontent la déposition du sultan ou, à Paris, l’étranglement du ministère Mendès France entre deux portes. C’est durant les six mois qu’a duré ce ministère que j’ai tout compris, et pour toujours. »
On pourrait croire que cet ouvrage n’intéresse que les nostalgiques de leur enfance, les amoureux des Lettres et ou les passionnés d’Histoire. Eh bien l’on aurait tort. Au fil des pages le « Bloc Notes » semble avoir été conçu ce matin.
« Cela tient à ce que l’auteur ne commente pas l’actualité quotidienne mais manie la politique à la façon d’un romancier, souligne l’éditeur et écrivain Jean-Luc Barré. Cette galerie de portraits, où l’on croise des types éternels (l’ambitieux, l’honnête homme, le corrompu) vaut pour aujourd’hui. De surcroît, la description que l’on y trouve de la déliquescence des partis politiques, d’une certaine forme d’impuissance publique ou de l’épuisement du clivage gauche-droite nous paraît familière. Enfin, le style de son auteur permet de l’inscrire dans la lignée de Saint-Simon ou de Chateaubriand. »
Catholique fervent, Mauriac était exigeant, sévère avec son Église. Il en avait connu les vanités, les limites au cours du XX ème siècle. Il lui était fidèle, mais il restait lucide. « Au fond, ses vrais amis étaient des prêtres qu’il avait côtoyés au moment de l’affaire marocaine, dans une petite église située rue de la Source, près de chez lui, note Jean-Luc Barré. Sa préférence allait aux humbles, à ceux que motivait la vérité. En lui, le chrétien était indissociable du politique. Il aurait pu soutenir les démocrates-chrétiens du MRP mais, quand il a vu les mensonges que ces responsables ont portés, il les a combattus avec d’autant plus de force. »
A l’approche du dimanche, n’est-il pas bon d’appréhender la politique par le chemin des écoliers ? Flâner, réfléchir en passant d’un livre à l’autre, n’est-ce pas une façon de conjurer le mauvais sort et de méditer sur le temps qui passe ?
On le sait bien, même les déesses à l’antique passent de vie à trépas.