Le débat public entre citoyens tirés au sort peut-il offrir une réponse à la crise de confiance qui sévit dans notre société ? Le philosophe Bernard Reber éclaire notre réflexion.
L’avenir de la démocratie passe-t-il par l’organisation de délibérations de citoyens ordinaires? Qu’on s’en réjouisse ou s’en désole, ces expériences répondent à une attente, ainsi que le démontre une enquête récente de l’OCDE. Elles sont aussi appuyées par bon nombre de décideurs politiques et encore plus de candidats, notamment par ceux qui veulent faire preuve d’innovation politique. En Europe occidentale bien entendu : car à Pékin ou Moscou, pour ne citer que deux exemples, ce n’est pas vraiment ce modèle qui domine – à part quoi certains persistent à prétendre que nous vivons en dictature, mais ne nous égarons pas…
Donner la parole au peuple de cette manière suppose d’élaborer des règles, de définir des critères de fonctionnement. Ces règles et ces critères, par leur nature même, peuvent provoquer des frustrations, voire le soupçon de manipulation. De là sans doute les critiques formulées à l’encontre de ces débats. La Convention citoyenne pour le climat, mise en place à l’initiative d’Emmanuel Macron durant l’année 2019, n’échappe guère à ces reproches.
« L’ampleur et le travail collectif ont été considérables, estime le philosophe Bernard Reber, directeur de recherches au CNRS, en parlant de cette Convention. Pendant dix-sept mois, les participants se sont impliqués de façon formidable, apportant le plus cinglant démenti à ceux qui pensent que plus d’un tiers des citoyens sont cyniques et ne sont plus que des « Plus rien à foutre », pour reprendre une expression du politiste Brice Teinturier. Les citoyens prennent au sérieux cette offre de démocratie continue quand on la leur offre».
Tout n’est pas simple pourtant parce que le maniement de la dialectique est impose un apprentissage. « Les individus qui ne sont pas des spécialistes de la politique ne savent pas dire pourquoi ils ne sont pas d’accord avec les autres et, plutôt que d’affirmer de manière véhémente- comme on le croit souvent- leur propre point de vue, se contentent d’agglomérer les avis divergents que les autres membres du groupe ont exprimés, souligne Bernard Reber. Il en résulte une limite par rapport au processus politique, qui requiert aussi de sélectionner, choisir, établir des priorités.»
Pour compenser le manque d’expérience et d’information des citoyens, des experts les ont épaulés. Mais ceux-ci n’ont –ils pas été tentés de reprendre l’initiative ? « A première vue, les citoyens ne peuvent pas formuler des propositions solides pour protéger l’environnement sans le soutien des experts, admet Bernard Reber. La Convention nous révèle tout le chemin qu’a encore à parcourir un citoyen ordinaire, tiré au sort, pour comprendre la complexité de la vie politique. Si les gens sont capables d’établir un diagnostic efficace au sujet de leur quartier, de leur ville, s’ils peuvent exprimer un point de vue critique au sujet de leurs élus, franchir l’océan qui sépare ces deux pôles, et donc le monde entremêlé des responsabilités communes et antagonistes n’est pas encore à leur mesure. Mais c’est le prix d’une société démocratique comme la nôtre qui exige la reconnaissance du pluralisme. »
Le Président de la république, en provoquant cette « consultation » puis en en promettant d’en reprendre la presque totalité des propositions, n’a-t-il pas pris des risques politiques, alors qu’il existe des institutions bien établies ? « Ce genre de mécanisme est dans l’air du temps, avec ou sans Emmanuel Macron, nuance Bernard Reber. On peut dire que le Président de la République a joué avec le feu en promettant la reprise des propositions sans filtre, toute rédaction de la loi impliquant de suivre un certain trajet, le respect de la constitution… et donc bon nombre de filtres. »
Ce n’est pas promouvoir l’hypocrisie que de reconnaître au tamis du langage et de la négociation des vertus : ceux qui parlent « sans filtre » peuvent dire des énormités parce qu’ils ont perdu le sens des civilités- que l’on se souvienne, par exemple, de Donald Trump et ses « twittos ».
On notera cependant le refus de la majorité des citoyens tirés au sort de voir leurs propositions (sauf une) soumises à l’approbation des Français sous la forme d’un référendum. On peut admettre qu’ils aient craint la censure exercé par la technostructure. Mais n’est-ce pas plutôt un manque de courage ou une réaction plus épidermique? « La société civile organisée, je veux parler des représentants syndicaux, des responsables du secteur associatif, pour partie rassemblés au sein du très officiel Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE), sans parler des députés, des sénateurs et du gouvernement, ne manquent pas non plus de légitimité, fait remarquer Bernard Reber. Les nombreux citoyens tirés au sort qui refusaient le principe d’une consultation des Français montraient qu’ils avaient vite intégré l’idée qu’une majorité du corps électoral pourraient s’y opposer. Or, c’est le cœur même du travail politique, ici, dont ils touchaient les grandeurs et les limites : une armée d’experts élabore des projets très sophistiqués qui sont rejetés par les citoyens, soit par le biais de la représentation nationale, soit par référendum. »
On peut parier que la campagne présidentielle remettra ce type de consultation au cœur du débat public. Mais avec quelle pertinence et quels objectifs? « Je suis à peu près sûr que les responsables politiques n’auront pas tiré les conclusions de cette expérience, estime Bernard Reber. La politique, cela consiste à proposer de nouvelles solutions au regard de diagnostics dûment documentés. Au-delà des promesses, on pourrait présenter les problèmes, exposer les solutions qui ont été envisagées mais qui n’ont pas fonctionné, en faire de nouvelles, puis susciter le débat en attendant qu’elles soient tranchées par le vote et la confiance confiées aux « proposants » choisis. D’une certaine façon, aujourd’hui, on propose des solutions mais on ne fait pas le diagnostic de la situation et des diverses solutions apportées. C’est comme si on faisait de la théologie sans anthropologie ». L’innovation politique pourrait donc devenir un instrument de communication, pis, le masque de la démagogie. Ce n’est pas une raison pour la discréditer.