Où l’on voit que l’Histoire n’est pas sans ressources…
La bourse aux masques a-t-elle pris fin, sur les tarmacs de Shanghai ou de Pékin ? La France est-elle, à ce point, dépendante, qu’elle doive quémander ? C’est à n’y rien comprendre, à moins de se rappeler la volupté de la cupidité, le délice des chausse-trapes, au fond, l’absurde chez l’Homme. Alors, plutôt que de geindre, on cherche des réponses, et l’on ouvre un livre d’histoire écrit comme un roman d’amour.
Jean-Louis Crémieux-Brilhac, il y a trente ans déjà, publia Les Français de l’an 40. Ce maître-ouvrage vient de paraître en collection Folio, plus de deux mille pages en deux volumes, un océan de leçons collectives, offertes plus qu’assénées. «A un ami qui me demandait pourquoi ce livre et pourquoi j’avais consacré des années à neuf mois de notre histoire, je n’ai su que répondre, si ce n’est que j’avais du mal à supporter et mal compris notre défaite de 1940» explique l’auteur en incipit.
Il ne s’agit pas d’un récit linéaire. D’un thème à l’autre, Crémieux-Brilhac, dont on souligne qu’il fut l’une des figures de la France Libre, dispose des éléments d’analyse en titre de chapitres : « Face à l’Allemagne, face à la guerre », « Les batailles de l’opinion », « Le moral dans l’armée », « La chute ». Il ne juge pas, même quand il condamne. L’historien de 1990 évite au jeune capitaine qu’il fut les anachronismes, la téléologie. Mais il ne l’empêche pas de crier sa colère. Et c’est ce qui donne au livre sa chair. Les portraits de Daladier, de Marcel Déat, démontrent que la fatalité n’existe pas, qu’en dépit des éléments formidables mis en mouvement par une tragédie commune, chacun possède une responsabilité, bien qu’il n’en maîtrise pas les engrenages. Autant que leur outillage mental, Jean-Louis Crémieux-Brilhac ausculte les frémissements de sensibilité, l’arborescence intime de ses personnages.
A ceux qui croient tout savoir de ce versant de notre Histoire, à ceux qui détournent le regard, espérant vivre les fleurs et les roses, bien à l’abri d’un virus assassin, recommandons la lecture de ce tableau fantastique. En premier lieu, parce qu’il rend justice à nos trois couleurs chaudes, à ce flambeau de tissu qui berce, au fronton des écoles et des mairies, les citoyens de ce pays. «Chez les Crémieux, note joliment l’historien Julien Winock dans la biographie qu’il consacre à notre homme (La documentation Française, 271 p. 9,90 €), la France est chérie, elle est cette nation d’exception, porteuse de liberté et d’émancipation. »
Mais Les Français de l’an 40 est un livre est essentiel aussi pour l’effet de miroir qu’il produit. Bien sûr, il y aurait de l’indécence à déclarer que le printemps 2020 nous ramène à la Débâcle. Confondre une pandémie, fut-elle affreuse et meurtrière, avec le déferlement des Panzers et des Messerschmitt, il y aurait là presque un scandale. Pourtant, l’impréparation, l’indécision des élites françaises face à l’ennemi, le poids de la rumeur et l’émergence de la délation, tout cela n’est pas sans évoquer quelques aspects de notre époque. Au-delà des apparences, autrefois comme aujourd’hui, la multiplicité des opinions contraires, portée jusqu’à l’incandescence, menace de délitement la communauté nationale.
Jean-Louis Crémieux-Brilhac écrit ceci : « Anatole de Monzie [homme politique français, 1876-1947, NDLR] relisant peu après l’armistice l’oraison funèbre d’Henriette Marie de France, reine d’Angleterre, où Bossuet brosse un tableau superbe de Cromwell, jetait sur une fiche cette note de style télégraphique : « Bossuet à propos de Cromwell : un homme s’est rencontré ». Pas transposable à 39-40 : un homme ne s’est pas rencontré. » Si un homme s’est rencontré dans l’histoire française de la guerre, ce fut après le désastre. »
Tout le monde n’est pas Charles de Gaulle. Mais il n’est pas interdit d’imaginer qu’un homme, jeune encore, trouve en lui le ressort de donner du sens à l’histoire. « A chacun de se réinventer, moi le premier », a déclaré le président Macron lundi dernier. Chiche ?