Pour l’écrivain et théologien Jean-François Colosimo, qui publie « Le sabre et le turban » (Le Cerf, 210 p. 15 €), le Président Recep Tayyip Erdogan veut accomplir, par d’autres chemins, la politique voulue par le fondateur de la République turque.
En l’an de grâce deux mille, un certain nombre d’optimistes imaginaient qu’un jour la Turquie puisse faire partie de l’Union Européenne. Aux magasins des curiosités cette hypothèse est aujourd’hui rangée. Mais une interprétation demeure : si cette espérance ne s’est pas concrétisée, la faute en incombe à Recep Tayyip Erdoğan, dont la politique marque une rupture avec tout ce qu’avait voulu Mustapha Kemal (1881-1938) président- fondateur de la République de Turquie sous le nom d’Atatürk. Au laïc imprégné de culture occidentale s’opposerait le religieux, présenté voici près de vingt ans sous les traits d’un islamiste modéré, désormais considéré comme un pourvoyeur d’intégrisme. En publiant « Le sabre et le Turban » (Le Cerf, 210 p. 15 €) l’écrivain et théologien Jean-François Colosimo démontre au contraire que le chef de file actuel se réapproprie les combats de son aîné, dont il parachève les ambitions. Une lecture d’actualité au moment même où la contestation étudiante est sévèrement réprimée à Istanbul.
«Lorsque nous regardons la Turquie, nous avons tendance à vouloir distinguer entre une bonne et une mauvaise, la bonne étant celle du réformateur Kemal, la mauvaise étant celle du réactionnaire Erdoğan, déplore Jean-François Colosimo. C’est une erreur parce qu’il n’existe qu’une seule et même Turquie, pays né en 1923 de la décomposition de l’Empire ottoman, qui a voulu se constituer en État-nation, fabrique identitaire qui a pour fonction d’éliminer toute différence et toute dissidence. En un siècle, ce pays aura essayé, c’est-à-dire permis l’avènement, à l’extrême, de deux doctrines politiques dominantes : l’ultra-progressisme d’un coté, l’hyper-fondamentalisme de l’autre. »
Il nous faut prendre conscience que ce n’est pas la Turquie qui a changé mais le monde autour d’elle. Afin de s’adapter, vite et fort, l’ancien empire a constamment cherché à se rétablir comme une puissance conquérante. «Kemal nationalise l’Islam, Erdoğan islamise la Nation, précise encore Jean-François Colosimo. Dans cette identitarisme politico-religieux, le moteur reste inchangé, seule la formule du carburant varie ; le duel supposé est en fait un duo. »
Certains ne manqueront pas d’objecter qu’à de nombreuses reprises, les militaires turcs ont pris le pouvoir – ou tenté de le reprendre, en 2016- au nom de la fidélité politique à leur patriarche Atatürk, en réaffirmant la primauté de l’État moderne. Selon Jean-François Colosimo, les cinq putschs s’apparentent plutôt à l’évolution inévitable du ressort dialectique que la Turquie hérite de l’empire ottoman, à savoir l’oscillation qui existe depuis 1453 et la chute de Constantinople entre le pouvoir militaire et le pouvoir cléricale, la caserne et la mosquée, le sabre et le turban: «Les changements géopolitiques obligent militaires et religieux turcs à nouer des pactes, à mettre en œuvre des alliances, des convergences. En prenant le pouvoir en 1980, les militaires ont accompagné le tournant de Washington qui, pour lutter contre l’invasion soviétique de l’Afghanistan, n’a pas hésité à utiliser l’Islam.» On doit se souvenir que Mustapha Kemal n’a jamais admis que contraint et forcé par les puissances occidentales les limites à sa volonté de reconquête territoriale. On aurait donc tort de considérer les visées expansionnistes de Recep Tayyip Erdoğan comme une invention personnelle, une « fuite en avant » suivant l’expression maintes fois reprises à son propos.
« Il faut toujours se rappeler que Kemal et Erdoğan ont en commun l’héritage idéologique des officiers révolutionnaires du début du vingtième siècle, les Jeunes-Turcs, lesquels se voulaient jacobins, positivistes, modernistes, tout en considérant la religion comme le levier de la mobilisation nationale, souligne Jean-François Colosimo. Du coup, la Turquie elle-même hérite, sans en être immédiatement responsable, de l’extermination des Arméniens en 1915 et de l’expulsion des Grecs en 1923, c’est-à-dire du premier génocide et de la première purification ethnique du XXe siècle, dont elle nie pourtant la réalité et la force pré-figurative. L’espace turc demeure physiquement, historiquement et culturellement un orient-occident ou un occident-orient, d’où l’importance que pourrait prendre la Turquie si, au lieu d’être le un centre de collusion, elle devenait un trait d’union. Pour le moment, ce pays, travaillé par sa volonté de puissance, adopte le pire de l’Occident comme le pire de l’Orient. » Plutôt que de prendre ses désirs pour des réalités, de projeter sa propre image sur un pays dont l’actuel dirigeant est un autocrate condamné à la surenchère, l’Europe gagnerait à faire preuve de lucidité. C’est aussi à l’aune de ces enjeux que l’on peut comprendre la politique d’endiguement menée par Emmanuel Macron vis-à-vis de la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan.