A quelques semaines des élections régionales, deux experts analysent le sens du scrutin.
Chaque fois, la même ritournelle nous berce: à l’approche des élections régionales, acteurs politiques et commentateurs affirment que le scrutin va servir de test. A la majorité? A l’opposition? Aux instituts de sondages? A tout ce beau monde. Et pourquoi faire? Pour imaginer l’élection présidentielle, bien sûr. Tout se passe comme si nos concitoyens ne pouvaient qu’obéir à des considérations tactiques et nationales, comme si les enjeux locaux n’avaient à leurs yeux qu’un intérêt secondaire.
Faut-il déceler dans cette inclination la marque d’une culture collective « jacobine »? « A n’en pas douter, c’est une paresse des milieux médiatiques, déplore Philippe Braud, professeur émérite à Sciences-po. Les électeurs, mieux avisés, se détermineront de manière indépendante, sans tenir compte de l’échéance de l’an prochain. S’il est vrai que des sujets nationaux peuvent influer sur leur vote, cela ne signifie pas qu’ils préfigurent un choix pour 2022. » Derrière ce malentendu, se trame une tension politique majeure qu’un peu d’histoire permet d’éclairer.
C’est la loi du 2 mars 1982, dite Loi Defferre, qui institua le principe de l’élection des conseils régionaux au suffrage universel. La gauche portait depuis plus de vingt ans l’ambition d’équilibrer les pouvoirs entre Paris et le reste du pays. Michel Rocard sous le pseudonyme emblématique de Georges Servet, avait même publié en 1966 un texte intitulé : « Décoloniser la province ». En réponse aux événements de mai 68, le général de Gaulle avait organisé un référendum qui devait jeter les bases d’une décentralisation des pouvoirs, mais son échec avait reporté toute évolution importante à une date ultérieure.
« L’élection de François Mitterrand a permis de franchir un cap décisif, nous rappelle Nicolas Roussellier, professeur à Sciences-po. Le chef de file des socialistes a compris qu’à défaut de modifier les règles de la Cinquième république- qu’il avait combattues mais qui lui donnaient la force de gouverner, d’engager de vastes réformes- il pouvait répondre aux aspirations démocratiques des citoyens en faisant confiance aux collectivités locales, et donc aux régions. » Dans cette aventure, il fut puissamment soutenu par deux grands élus locaux, son Premier ministre de l’époque, Pierre Mauroy, maire de Lille, et son ministre de l’Intérieur et de la décentralisation, Gaston Defferre, maire de Marseille… et protestant !
Malgré les critiques de l’opposition- phénomène bien connu- les lois de décentralisation suscitèrent assez vite l’engouement. La trame territoriale correspondant, peu ou prou, à des critères historiques admis par tous (en dépit du cas de la Loire-Atlantique, séparée de la Bretagne depuis l’Occupation allemande, et de la Normandie fracturée en deux parties pour d’obscures raisons politiciennes) les forces politiques et médiatiques se sont mobilisées pour faire en sorte que les premières élections régionales au suffrage universel, au mois de mars 1986, soient un succès. « Tout le monde a joué le jeu, confirme Nicolas Roussellier. Résultat, le taux de participation s’est hissé à 75%, score énorme, comparable à celui d’une élection présidentielle. Certes, ce scrutin était associé à l’élection des députés, mais l’intérêt qu’il a suscité n’est pas contestable. »
Depuis, la participation n’a presque jamais cessé de baisser. Contradiction flagrante : nos concitoyens réclament toujours plus de décentralisation, plus de pouvoir pour l’échelon local de décision, mais se déplacent peu quand ils ont l’opportunité de faire vivre ce versant de leur démocratie. Sans doute le système électoral, parce qu’il accorde une prime en sièges à la liste arrivée première, donne-t-il l’impression de favoriser de médiocres arrangements ; sans doute aussi la réduction du nombre de régions, l’augmentation corolaire de leur territoire, ont-il généré des mécontentements- on le voit notamment dans la nouvelle entité baptisée « Grand-est ». Mais en réalité, c’est l’objectif commun qui fait défaut. « Nous touchons là au problème principal de notre vie politique, estime Nicolas Roussellier. Ce que nous vivons depuis un an le montre : les Français voient bien qu’un exécutif local ayant les coudées franches pourrait être plus efficace qu’un État freiné par des lenteurs administratives mais, très attachés à l’idéal égalitaire qui fonde notre république, ils rejettent à l’avance tout système par lequel une région distribuerait des masques et des vaccins pendant qu’une autre attendrait les premières livraisons. Pour nos concitoyens, la décentralisation est une bonne chose quand elle permet la démocratisation, mais elle ne doit pas provoquer de différenciations entre les territoires. En d’autres termes, la machine des élections régionales est retenue par un élastique qui est l’intérêt général.»
On voit par là que si les élections régionales apparaissent aux yeux de beaucoup comme un test grandeur nature – Emmanuel Macron, s’il ne le pensait pas, se dépenserait-il comme il le fait ?- elles conduisent avant tout à la confrontation d’aspirations mal définies. « Prenez la question de la sécurité, remarque Philippe Braud. Très présente dans le débat public aujourd’hui, portée par de très nombreux candidats depuis quelques semaines, elle dépend d’abord de la responsabilité de l’État. Bien entendu, les présidents de région peuvent agir, mais à la marge. On pourrait mieux définir les prérogatives des uns et des autres, mais cela, c’est la loi qui le permettrait, pas les élections. C’est pourquoi tirer des plans sur la comète à partir du résultat des régionales n’a aucun sens. » En résumé, si Carole Delga est réélue présidente de la région Occitanie, cela ne veut pas dire qu’Olivier Faure a de grandes chances d’entrer à l’Élysée l’année prochaine. Ahhhhhhhhhh, comme la vie politique est cruelle…
A lire:
Philippe Braud: « La science politique », PUF, collection Que sais-je? 125 p. 9 €
Nicolas Roussellier: « La force de gouverner », Gallimard, 827 p. 34,50 €