La fin de la semaine encourage à s’adonner au plaisir des fruits, des fleurs et la littérature.
Le panier d’osier fricote avec une robe, un quidam écrase les pieds d’un autre, le caddy se prend pour un bolide sous le feu des enfants : la bonne humeur engendre la maladresse. Mais, poissons de la Maine et légumes d’Anjou mélangés, rien ne vaut le détour comme le marché du samedi, place Lafayette à Angers. Tout est d’ici, de là, du voisinage ou presque. Une merveille à faire mentir Anthony Galluzo ?
Remarquable observateur de notre temps, cet homme de science est maître de conférences à l’Université de Saint-Étienne. Il publie La fabrique du consommateur (éditions de La découverte, 264 p. 19 €) qui retrace de façon minutieuse l’émergence d’une société marchande. « Vers 1800, la plupart des Français étaient des paysans qui construisaient eux-mêmes leur maison, avec la pierre, l’argile et le bois qu’ils trouvaient sur place, écrit-il. L’ordre matériel qui est aujourd’hui le nôtre est rigoureusement inverse. Nos maisons sont fabriquées par des grandes entreprises puisant leurs matériaux aux quatre coins du continent. Nos intérieurs sont riches de produits industriels, d’objets électroniques complexes. Il y a du tungstène chinois dans nos réseaux électroniques, du cobalt congolais dans nos ordinateurs, de l’indium coréen dans nos écrans. Nous consommons des tomates d’Espagne, du café brésilien et du poulet turc. »
En lisant ce préambule, certains pensent peut-être qu’il s’agit d’une critique traditionnelle de la mondialisation. Eh bien non. Le panorama d’Anthony Galluzo dépasse de beaucoup ces bordures. Touchant le domaine des plaisirs – on aime le chapitre qu’il consacre à l’art de se vêtir ou de séduire- observant avec précision l’espace ordinaire des jours- ô délicieuses descriptions de la cuisine suédoise ou des mécanismes de la publicité subliminale…-, cet universitaire jongle avec les infinis pour faire comprendre ce qu’il nomme « le nouvel esprit de consommation ». Cette façon contemporaine d’appréhender la société, nourrie d’une fascination pour la figure de l’artiste, fait croire à chacun qu’il est son propre créateur.
La contre-culture, dans ce dispositif, tient la première place. Elle est apparue durant les années soixante, elle domine aujourd’hui. Selon notre sociologue, elle est « profondément individualiste et libérale, intrinsèquement marchande. » N’allez pas croire en un réquisitoire. Ce livre nous alerte. Il n’indique pas de solutions préfabriquées, mais il met en garde contre les rebellions de pacotilles. « L’interconnexion et la complexification de nos sociétés nous plongent dans un état d’interdépendance et de fragilité» regrette Anthony Galluzo.
Ne désespérons pas du marché. Le soleil irrigue aujourd’hui les abricots, les premières pêches et le goût de la proximité. Ceux que l’on nomme des « petits producteurs », en Maine-et-Loire comme ailleurs, composent un paysage inédit, qui donne du plaisir et promet la sécurité dans le domaine alimentaire. Est-il permis de rester lucide et de rêver tout à la fois ? Concilier ce qui paraît s’opposer, parfois, c’est à rendre chèvre. Ceux qui parviennent à cette fin sont des philosophes, ou des écrivains.
Jean-Baptiste Bilger vient de publier Chamfort ou la subversion de la morale (Le Cerf, 350 p. 22,50€). Ce jeune professeur de lettres, avec une gourmandise que soutiennent des phrases vives, élégantes, essaie de percer le mystère d’un écrivain qui fut d’abord célèbre, académique à plus d’un titre, et qui, lassé de la gloire, a fait le choix de rédiger des bribes de textes. Ces bouts de papiers, qu’il entassait dans des cartons, que son ami Ginguené recueillit, classa, fit éditer après sa mort, demeurent énigmatiques.
Bilger s’en délecte, et nous avec. Il y a quatre ans, les œuvres de Chamfort, en compagnie de celles de Rivarol et Vauvenargues, avaient paru dans la collection Bouquins, sous le titre judicieux de L’art de l’insolence (1536 p. 34 €). Cette fois, c’est la singularité, l’exemplarité du philosophe que l’auteur met en exergue. Et bien sûr, comme il en va toujours quand on cherche la vérité, c’est la littérature qui surgit, puisqu’il n’est pas de plus belle façon d’exprimer le monde.
Jean-Baptiste Bilger, (virtuose qui ne s’en donne pas l’air, mais qui connaît la chanson) place au cœur de son bel ouvrage une étude sur les liens de la littérature et de la danse. « Il faut imaginer Chamfort, non pas en maître de ballets classiques, écrit-il, qui dicterait aux danseurs de sa troupe tous les pas qu’ils devraient ensuite fidèlement et docilement exécuter, mais en chorégraphe résolument moderne, qui aurait à cœur de libérer les initiatives et les improvisations de tous, en esquissant le cadre général et les grandes lignes de sa vision. »
La danse et la pensée peuvent-elle faire bon ménage ? Pardi, ce n’est pas Philippe Gaudin, philosophe, protestant, qui plus est directeur de l’Institut Européen en Sciences des Religions, qui soutiendra le contraire. Mais c’est une autre histoire et, déjà, l’impatience vous gagne. Alors puisque Jean-Baptiste Bilger enseigne au lycée Lakanal, achevons cette missive en écoutant l’un des anciens élèves de cet auguste établissement. Et bon marché à tous !