En ces temps de douleur, Regard protestant rend hommage à deux historiens, Jean-Noël Jeanneney et Michel Winock, à l’occasion de la publication de leurs Mémoires.
Passé vingt heures, en hiver, à l’orée des années quatre-vingts, des parfums de brioche envahissaient la Bibliothèque Sainte Geneviève à Paris. C’était à croire qu’un boulanger s’activait dans les sous-sols afin de satisfaire l’imagination des philosophes, historiens, littérateurs en herbe, jolies jeunes filles et garçons maladroits, penchés comme ils pouvaient sur des tables de bois. La région d’Alès abritait encore quelques bassins miniers, la sidérurgie de Fos passait pour le comble de l’avant-garde et, quand on osait demander l’origine d’un costume ou d’une robe, le nom des Lainières de Roubaix sonnait comme les cloches du village. Ô temps, ô mœurs ? Oui, bien entendu. Mais, minute papillon! Les discordances de saisons n’interdisent pas de cultiver le jardin de nos mémoires.
Deux jeunes historiens marquaient déjà cette époque: Michel Winock et Jean-Noël Jeanneney, que l’on cite ici par ordre d’entrée sur la scène du monde. En lisant leurs Souvenirs, plongée délicieuse dans jadis ou naguère, parus parallèlement cet automne, on se dit que le temps câline ces deux savants, puisqu’en dépit du poids des ans leur dynamisme demeure et que leur discernement nous éclaire.
A priori, Winock et Jeanneney n’aurait jamais dû se rencontrer. L’enfant d’Arcueil, dont le père était receveur d’autobus, et le fils de ministre dont le grand-père, proche collaborateur de Clemenceau, avait présidé le Sénat, vivaient sur deux planètes opposées. Mais la République et le destin se sont associés dans un joli mélange de reconnaissance et de soutien. Le boursier et l’héritier, suivant la terminologie du politiste Albert Thibaudet, sont devenus les meilleurs amis du monde. Michel Winock publie « Jours anciens » (Gallimard, 190 p. 18 €), Jean-Noël Jeanneney « Le rocher de Süsten », (Seuil, 424 p. 25 €). Nous leur avons demandé de jouer au portrait croisé.
« J’ai l’impression de connaître Michel depuis longtemps, mais j’ai perçu dans ce nouveau livre les sources de sa force et de son originalité, nous déclare Jean-Noël Jeanneney. Le tableau qu’il dresse de son milieu familial – que nous avions déjà découvert dans « Jeanne et les siens » (Seuil 265 p., 18,50€) – prend forme d’une façon plus précise ici. L’appui dont il a su tirer parti, celui de son frère, mais aussi celui de l’Éducation nationale, rend moins chagrin par rapport au pessimisme contemporain. Michel a su rester libre de tout compte à régler, de tout esprit de revanche. La réserve qu’il affiche est un signe de distinction ; c’est un être chaleureux, fidèle et sûr, dans l’amitié comme face à l’adversité. »
De son côté, Michel Winock aime en Jean-Noël Jeanneney le témoin précis qui relate aussi bien les négociations de la Guerre d’Algérie, sa rencontre à New York avec Alexandre Kerenski, la clôture du Concile Vatican II : « Bien sûr, il épingle quelques personnes, il pratique la moquerie parfois, mais il n’a jamais la charge trop lourde. Intellectuel organique, il porte sur le monde un regard aiguisé, nourri par un environnement familial et social de haute tenue. Dénué de tout sentiment de jalousie, de rivalité, c’est un ami loyal. »
Observant que l’univers de sa jeunesse est sans doute exotique aux adolescents d’aujourd’hui, Michel Winock écrit ceci : « ce passé qui s’est évanoui, ce monde désormais lointain et si différent du nôtre, nous en sommes les produits. Même disparu, il nous habite de quelque manière : partir à sa recherche, c’est répondre au « connais toi toi-même de Socrate » ; c’est dire aux autres, plus jeunes, ce qui fut et qui n’est plus. »
S’appliquant à lui-même le jeu de l’uchronie, Jean-Noël Jeanneney remarque : « Sur la part de la contingence dans le destin des hommes, tout historien est conduit à s’interroger et cela vaut aussi bien pour son propre itinéraire. Sans qu’il se dispense d’invoquer, d’un même mouvement, les forces durables qui dessinent les conjonctures successives où le hasard vient s’inscrire- un hasard qui laisse sa place au large éventail de la liberté, éprouvée comme irréfragable. »
On comprend que ces deux intellectuels ne s’instituent pas mémorialistes de leur personne pour imiter Narcisse. Ils poursuivent une recherche, sur une route commune. Hommes de gauche, dénués de sectarisme autant que de complaisance, ils incarnent une république assurée de ses principes et de sa générosité.
Passé huit heures du matin, dans les salles de classe du lycée Charlemagne, un parfum de falaise parcourait l’ardoise : le professeur écrivait des noms sur son tableau- Jules César, Jules Ferry, Jean Jaurès- et nos caboches allaient « dans des roulis d’amour ». Aux historiens, la patrie reconnaissante.