Lorsque l’agitation tourne au mouvement perpétuel, on aime l’idée d’une respiration, d’une pause, au moins d’un soupir. Avec Jean-Luc Marion, les fenêtres s’ouvrent. Ô bien sûr, il y a Rome au bout de ses chemins, cette autorité verticale qui convenait si mal à Martin Luther, à Jean Calvin. Mais ce philosophe catholique ou philosophe et catholique– il n’y a pas que de l’artifice à jongler avec ces termes– a succédé à Levinas à la Sorbonne, à Ricœur à Chicago. Voilà qui signe un homme d’esprit que le sectarisme n’effleure pas. Deux livres de lui paraissent: Paroles données (Le Cerf 440 p. 29 €), À vrai dire (Le Cerf 219 p. 20 €) . On a bien du bonheur et de l’honneur à lui poser quelques questions.
Pour Jean-Luc Marion, le travail intellectuel consiste à fréquenter les grands textes chaque fois qu’un problème important se pose. « On apprend d’abord à penser comme Aristote ou Descartes, explique-t-il, après quoi l’on pense en leur compagnie. Ce sont des gens avec qui je m’entends. Dialoguer avec un penseur contemporain n’induit pas le même comportement: quand on discute avec Emmanuel Levinas, on ne cherche pas à défendre des convictions, prendre des positions contre lui ; on essaie de comprendre ce qu’il a compris, après quoi on se demande de quelle manière cela éclaire ce que soi-même on avait compris. »
La pensée, conduite avec sérieux, se change en exploration. L’esbroufe en chemise blanche en est absente, le thé vert et les bâtons d’encens tout autant. C’est un sport à pratiquer chaque jour, avec humilité. Pas de préjugés, du travail, de la rigueur, et vogue la conversation. Mais gare aux clichés! Pour ne prendre qu’un exemple, ceux qui se font des idées définitives à propos de Martin Heidegger ont intérêt à bien travailler leur sujet: Jean-Luc Marion a lu les quatre mille pages des Carnets Noirs en langue allemande et note sans complaisance qu’elles ne contiennent pas beaucoup plus de remarques antisémites que le Journal inédit d’Alain. Revenons à notre temps.
La sociologie ne suffit plus, comment ne pas le sentir, à expliquer la marche du monde ; alors, les philosophes interviennent de plus en plus dans le débat public. Ils ne peuvent pas mobiliser l’opinion, ce n’est pas leur métier, mais ils peuvent porter un diagnostic sur une situation donnée. Cela ne va pas toujours tout seul. Estimant avec Emmanuel Kant que la métaphysique n’a pas à devenir populaire, Jean-Luc Marion considère la philosophie comme la forme de discours qui produit le plus de rationalité, celle qui permet d’entrer le plus profondément dans les détails concrets d’un problème. Il reconnaît toutefois qu’elle n’est pas toujours entendue. « Karl Barth observait avec raison que la révélation n’est jamais en situation d’être bien accueillie par la culture environnante, analyse-t-il. Comme une pierre tombant dans un étang – avec fracas, produisant des ondes– elle touche à la profondeur des choses. Il n’est pas vrai qu’en philosophie on ait tout dit. Par conséquent, j’essaie d’appliquer les concepts élaborés par les penseurs qui nous ont précédés, à des domaines qui n’ont pas encore été explorés. C’est ainsi qu’au moyen de la phénoménologie j’analyse le phénomène érotique, le visible et l’invisible, la manifestation de la révélation. »
Jean-Luc Marion soutient que nous vivons une période de décadence plutôt que de crise, le nihilisme l’emportant partout. Alors que la modernité s’est fondée sur l’idée d’un monde infini, la science nous ramène à ce que le philosophe appelle un « retour incontrôlé de l’eschatologie ». La fin du monde resurgit, mais nous n’avons plus les moyens de la penser parce que nous nous sommes débarrassés des grands récits religieux. La folie technologique qui s’est emparée de nous renforce le désarroi général. « Nous vivons dans une société tendue vers une commercialisation la plus efficace possible, déplore encore Jean-Luc Marion. Cette puissance marchande n’est pas digne d’être nommée « le progrès ». C’est la fin des Lumières, qui étaient basées sur l’idée que plus on apprend suivant la raison, plus on améliore nos conditions d’existence. Aujourd’hui, la technique provoque la défiance et le fait que les Princes ne puissent rien en dire ou rien en faire montre les béances du système. Le public l’a compris et c’est pour cela que nous assistons à une révolution non pas politique, mais métapolitique. »
Alors, bien sûr, on se raccroche aux branches et l’on prononce à chaque instant le mot « valeur ». Aux yeux du philosophe, c’est un signe de vanité : « La valeur, dans le sens boursier, c’est par définition ce qui n’en a pas. Quand tout dépend de l’évaluation de celui qui parle, c’est le temps du nihilisme. Les différentes options politiques actuelles, qui s’opposent en apparence, ne sont que des partitions d’opéra qu’interprètent des personnages de comédie. Tout le monde connaît le spectacle par cœur, mais cela ne change rien.»
N’allez pas prendre Marion pour un réactionnaire. Le retour en arrière, la restauration d’un ordre ancien, n’ont pas ses faveurs. Il en dénonce la pauvreté, le stigmate du nihilisme ambiant. Tout juste invite-t-il à voir ce que l’on voit– pour reprendre le mot de Péguy– penser plus loin que le bout de notre égo. Si le christianisme demeure son paysage, la rencontre avec l’autre est chez lui toujours amicale et chaleureuse. Ce philosophe doit donc être lu, décrypté, écouté. Critiqué bien sûr aussi–quand on en a les capacités.
Quand le moment de prendre congé sonne, une ultime question vient à l’esprit : quelle place l’érotisme tient-il dans l’œuvre de Jean-Luc Marion? « Je lis le commentaire de Grégoire de Nice à propos du Cantique des cantiques, nous explique-t-il. A bien des égards, je suis persuadé que l’Agapé comprend l’Eros. J’ignore ce qui distingue, à ce sujet, catholiques et protestants. Mais le fait qu’en littérature, en peinture, les catholiques s’adonnent à une luxuriance plus grande signifie sans doute quelque chose. » On songe à répliquer que Bach ne manquait pas de force expressive. Et puis, et puis… Non! L’heure est à la bonne humeur, pas à la dispute.