Peut-on mesurer le bien-être en prison ?

Le bien-être, ou le mal-être, en prison n’a aucun outil objectif de mesure.

D’innombrables voix s’élèvent régulièrement avec véhémence contre ces prisons qui seraient des hôtels « cinq étoiles », bien trop confortables pour les délinquants et les criminels. Le désagrément ubiquitaire et permanent des conditions de vie est exigé, car il serait supposé garantir le la rédemption du coupable et dissuader toute velléité de délinquance ou criminalité. Vouloir améliorer le bien-être des détenus serait donc uniquement la préoccupation des « belles âmes » qui font « dans l’angélisme ».

Cette conviction générale n’est pas due au hasard, bien au contraire, elle est présente dès l’origine de la peine de prison moderne. En 1831, Alexis de Tocqueville a décrit ce que doit être le vécu au quotidien du prisonnier : « [il faut répudier] cette fausse philanthropie qui, si on l’écoutait, ferait des prisons des séjours agréables ; les hommes que la société repousse de son sein doivent trouver dans l’emprisonnement tous les châtiments rigoureux qui ne répugnent pas à l’humanité; nous voulons un système pénitentiaire qui les rende meilleurs sans adoucir leur sort ».

La pénibilité de la vie en détention est entretenue par le fait qu’il n’y a aucun outil objectif pour mesurer le bien-être (ou le mal-être) des prisonniers. Par défaut, les médias et les responsables politiques utilisent le taux d’occupation des établissements pénitentiaires comme indicateur. Ce taux est de l’ordre de 120 % pour la totalité des établissements en France, et de plus de 140 % en maison d’arrêt. Chaque nuit, quelques milliers de détenus dorment sur des matelas au sol. De tous les services publics de la République française, l’administration pénitentiaire est le seul qui impose ces conditions aux usagers. On n’imagine mal les hôpitaux, les internats scolaires, l’armée, proposer une prise en charge dans des conditions semblables.

Cet outil de mesure n’est rien de plus qu’un écran de fumée, car il déplace le regard vers la supposée solution miracle, qui consisterait à construire plus d’établissements pénitentiaires. Cette réponse est une fausse bonne idée, car, au-delà du coût exorbitant que cela représente, à chaque nouvelle construction de places supplémentaires, le taux de suroccupation reste constant, du fait de l’inflation des peines prononcées.

Un outil quantitatif de mesure du bien-être des détenus un peu plus pertinent est le taux de suicide. Il est 7 à 10 fois supérieur à celui de la population générale. Et au quartier arrivant ou au quartier disciplinaire, il est 7 à 10 fois supérieur à la détention ordinaire. Ce qui fait qu’une personne arrivant en prison a 50 à 100 fois plus de risques de se suicider que s’il allait travailler, ou s’il prenait des vacances dans un hôtel « cinq étoiles ».

Les avis et réactions des institutions indépendantespourraient constituer un autre outil, qualitatif. Les conditions de détention sont régulièrement dénoncées par le Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté, et la France est régulièrement condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour des infractions multiples et répétées.

Si la suroccupation et la privation de liberté sont deux facteurs importants du mal-être des détenus, les causes les plus profondes sont à rechercher dans deux autres privations qui ne sont que rarement, voire jamais, considérées : la privation d’intimité et la privation d’affection. La privation d’intimité se manifeste entre autres par l’œilleton, qui est utilisé à la discrétion des surveillants ; par la localisation des toilettes dans la cellule ; par les parloirs qui sont parfois des salles communes, dans lesquelles une dizaine de familles se regroupent à un mètre les unes des autres. Si des impératifs de sécurité justifient ces faits, il n’en est pas moins qu’ils abolissent toute forme d’intimité. La privation d’affection est liée au monde machiste de la prison pour hommes, dans lequel faire preuve de force et ne jamais montrer ses faiblesses sont un impératif institutionnel. Quand un détenu reçoit une mauvaise nouvelle, telle que la maladie d’un enfant, la séparation d’avec une compagne, le décès d’un parent, demander un peu de réconfort par des signes d’affection, de tendresse, est un signe de faiblesse, voire d’homosexualité. Aucun outil de mesure ne permet d’étudier ces deux privations, lesquelles ne sont jamais abordées dans les traités de philosophie pénale. Un début de réponse à ces privations a été apporté par la création des unités de vie familiale (UVF), mais la majorité des établissements pénitentiaires n’en sont pas encore équipés, et pour ceux qui en disposent, l’accès y est limité.

Il est avant tout indispensable de trouver des outils de mesure et d’évaluation du bien-être qui soient rationnels et fiables. Cela permettra de ne pas se cantonner à une appréciation « au doigt mouillé », qui ne mesure rien d’autre que les préjugés de l’observateur. Il serait intéressant de mesurer le taux réel, et non théorique, d’accès aux soins psychiatriques (la moitié des postes de psychiatres en milieux carcéral sont vacants), ou bien le taux de maintien des liens familiaux (aucun outil n’existe pour l’évaluer de façon précise), ou encore l’accès aux UVF (aucunes données à ce jour). De tels outils de mesure du bien-être sont indispensables pour sortir des positions de principes passionnelles et pour changer la mentalité « tocquevillienne » du grand public.

La prison coûte cher et réinsère mal. En 2019, 40 % des personnes incarcérées sont en état de récidive ou de réitération. Refuser de rendre la prison un peu moins désagréable ne peut qu’entrainer une spirale de rancœur et de désocialisation, qui générera encore plus de délinquance et de récidive, et donc une charge financière encore plus lourde pour le grand public, qui estime que la prison coûte déjà trop cher. Vouloir mettre en œuvre un projet d’amélioration du bien-être n’est pas une preuve de laxisme ou d’angélisme, mais est un impératif socio-économique et éthique.