Petite histoire de l’aumônerie de prison (3ème partie)


Par Brice Deymié, aumônier national protestant

XIXème siècle : Laïcisation de l’espace pénitentiaire ou comment l’expert se substitue à l’homme d’église

A partir de 1870, l’aumônier va perdre de son pouvoir, perte de pouvoir qui va de pair avec le constat que l’administration fait de leur inefficacité. On assiste également progressivement à une laïcisation de l’espace pénitentiaire et les aumôniers sont le plus souvent réduits à célébrer le culte dominical. En cette fin du XIXème siècle apparait également une nouvelle figure qui va directement entrer en concurrence avec l’aumônier, celle du médecin-psychiatre et, parallèlement, la naissance d’une nouvelle science, la criminologie. En plus d’un certain sentiment anticlérical porté par beaucoup de responsables de l’administration pénitentiaire, les cadres des prisons vont encourager l’approche scientifique du crime qui pourra, mieux que les aumôniers, les aider à comprendre et surveiller la population dont ils ont la charge.

Il faut ici mentionner un personnage important dans l’histoire de la criminologie en France, Alexandre Lacassagne (1843 – 1924), qui occupera la chaire de médecine légale et de toxicologie à l’université de Lyon. Lacassagne arrive à la conclusion qu’il y a deux facteurs pour expliquer le crime, l’un individuel et l’autre social, et que c’est le second qui domine. Il ne croit ni au fatalisme ni à une tare originelle du criminel, « c’est la société qui fait et prépare le criminel », écrit-il. Lacassagne va beaucoup écrire. Il dirige une revue de criminologie, les Archives d’anthropologie criminelle, et visite beaucoup de détenus avec ses étudiants à des fins d’expertise, ce qui était tout à fait nouveau pour l’époque. Comme l’écrit Philippe Artières dans la présentation du livre Les vies coupables : « Lacassagne et ses collègues élèvent le criminel au rang d’objet de description et d’analyse. Le criminel acquiert avec eux un visage, on lui découvre une famille. Avec ces médecins, le criminel est doté d’une langue ; il habite des lieux, il a des habitudes et une histoire. Autrement dit, un personnage voit le jour. [1] » Lacassagne suit l’exemple de ses collègues aliénistes qui, depuis longtemps, demandent à leurs patients de raconter leur vie par écrit car, disent-ils « l’écrit démasque le faussaire ». Lacassagne se rend à la prison de St Paul à Lyon et demande au directeur de rencontrer les détenus qui tiennent un journal personnel. Il établit avec eux une relation de confiance, demande à lire leur cahier et leur propose de rédiger le récit de leur vie. C’est ainsi qu’est né Le livre des vies coupables. Lacassagne dirige soigneusement l’écriture des détenus en leur donnant des rendez-vous de relecture et des propositions pour la suite. Il les encourage à aller vite et à achever leur récit en quelques semaines. En échange de ce travail d’écriture, Lacassagne leur promet qu’il demandera pour eux une amélioration de leur condition de détention.

Le face-à-face que le médecin va avoir avec le détenu ressemble à celui de l’aumônier et va même le concurrencer, car il revêt une valeur scientifique qui va beaucoup compter dans cette Troisième république anticléricale. On reproche aussi à la confession qu’écoute l’aumônier de se focaliser sur la faute, c’est-à-dire sur l’acte et non sur tout ce qui l’entoure et, en particulier, de ne pas laisser la place à la souffrance du détenu. Comme l’écrit Philippe Artières : « en octroyant aux condamnés une histoire, le médecin offre, à la différence de l’aumônier, la possibilité de dire une multitude d’émotions que la confession ne permettait pas : un rêve, une crainte, une peur[2] ». Le récit, tel qu’il est conçu par Lacassagne permet de sortir d’une pensée binaire, le coupable et sa victime, le bien et le mal. L’objectif de l’entretien n’est donc pas l’aveu, comme celui que recherche le juge, mais la possibilité pour l’autre de dire l’infime, le minuscule, l’à-côté. Les études sur les prisons et les prisonniers se multiplient. Dans ces études, on s’intéresse aussi au sentiment religieux de la personne. Il en va ainsi de l’étude que mena le docteur Charles Perrier sur 859 condamnés de la prison de Nîmes et qui conclut au caractère totalement superstitieux de leur croyance[3].

D’une manière générale, nous pouvons dire que l’expert, drapé du savoir, se substitue en ce début du XXème siècle à l’homme d’Eglise : la science laïcise la confession. La prochaine séparation de l’Eglise et de l’Etat va obliger les aumôniers à repenser à la fois leur statut et leur rôle au sein des établissements pénitentiaires.

à suivre…


[1] Le livre des vies coupables, autobiographies de criminels (1896 – 1909), textes édités et présentés par Philippe Artières, Paris, Albin Michel, 2014 (1ère édition 2000), p. 26.

[2] ARTIÈRES, Philippe. L’aumônier, le médecin et le prisonnier à la fin du xixe siècle In : Religion et enfermements : XVIIe-XXe siècles [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2005 (généré le 14 janvier 2021). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/20399>. ISBN : 9782753532298. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.20399.

[3] Charles Perrier, Les Criminels, Lyon, Storck, Bibliothèque de criminologie n°XXIII, 1905, p. 184 – 189.