Le cannabis est l’arlésienne de la prison : tout le monde en parle mais on ne le montre jamais.
Interdit par la loi mais omniprésent dans les cellules, source de violence et d’apaisement, il est à la fois un lien et une menace. La question du cannabis s’inscrit dans le temps long de la culture carcérale. Les années 60 avaient vu le début de la prescription des neuroleptiques en détention, et un long débat s’était tenu quant à l’utilisation de la camisole chimique, vécu par les détenus comme la coercition perverse d’un service médical au service du pouvoir politique. Les années 80 avaient vu l’apparition de la télévision dans les espaces communs puis dans les cellules individuelles, et de nombreuses voix s’étaient élevées contre ces prisons qui devenaient des hôtels cinq étoiles. Le débat contemporain sur le statut du cannabis s’inscrit dans cette histoire carcérale, qui, loin d’être déconnectée du monde extérieur, en est au contraire une caisse de résonance. S’il est officiellement illégal, le cannabis n’est pas considéré par de nombreux professionnels de la santé comme une « vraie drogue », quiconque est amené à en parler comparera sa banalité morale et sa toxicité médicale à l’alcool ou au tabac. « Pour les demandes de sevrages, rapporte un addictologue, je fais la prise en charge au travers de la question du tabac. Comme le cannabis est mélangé au tabac pour être fumé, la dépendance est souvent plus forte à la nicotine qu’au THC[1] ». « Faire de la prévention en prison, c’est un vrai problème », selon un médecin généraliste qui exerce depuis plus de vingt ans en détention. « D’abord beaucoup fument depuis des années, mais comme les doses sont faibles, ils n’ont que peu, voire pas, de complications. Donc ils sont dans l’idée que ce n’est pas dangereux. »
Dans la Grèce antique, le pharmakon,[2] désigne une substance qui peut être aussi bien un médicament qu’un poison. En détention, le cannabis est un pharmakon des temps modernes, car il est à la fois source de convivialité et de tensions, d’apaisement et de violence.
Malgré les risques encourus, l’arrêt du trafic est inenvisageable, non seulement parce que sa revente est une source importante de revenu, mais aussi à cause de la signification affective et de l’importance du lien relationnel qu’il incarne. Comme a pu le dire un détenu qui avait reçu une certaine quantité de cannabis apporté clandestinement lors d’un parloir par sa compagne : « la personne qui prend des risques quand tu lui demandes, ça fait plaisir, c’est qu’elle pense vraiment à toi ». Quant à ce mineur, il répétait à qui voulait l’entendre que son éducatrice de l’Aide Sociale à l’Enfance qui le suivait depuis l’âge de dix ans était « comme sa mère en mieux », car « elle ne m’abandonnait pas malgré mes bêtises ». Ce jeune n’avait jamais connu son père, et avais été mis à la porte à l’âge de quinze ans par sa mère après qu’il eut volé les économies de son beau-père. Lors d’un appel téléphonique à son éducatrice, accordé dans le but de préparer son projet de sortie, il lui avait demandé de lui rapporter une boulette de cannabis (aimablement fournie par un copain de la cité), et pour éviter qu’elle ne soit confisquée lors de l’entrée au parloir, il lui avait demandé de la cacher dans son soutien-gorge.
Le « grand remplacement » culturel de l’alcool par le cannabis est accentué par le fait que, à effets psychiques équivalents, il est beaucoup plus facile de faire rentrer en contrebande une boulette de quelques grammes de cannabis (ce qui représente un volume équivalent à un morceau de sucre) qu’une bouteille d’alcool de trois quarts de litre. En cellule, le cannabis tient le rôle de l’apéritif, ou du verre de vin sur la table du repas, il est le digestif que l’on se partage le soir entre copains devant la télévision.
Mais tout comme le verre convivial peut dégénérer en bagarre d’ivrogne, le cannabis est inévitablement associé à la violence et l’illégalité. Les détenus aguerris repèrent vite les détenus fragiles, isolés, naïfs, et ils ont volontiers recourt à la violence pour forcer les plus fragiles à récupérer à leurs risques et périls les paquets de contrebande. « Combien de fois j’ai pu voir des nez cassés ou pire » témoigne ce détenu cinquantenaire, incarcéré pour la quatrième fois pour conduite en état d’ivresse, « parce que tel ou tel détenu refusait de se soumettre à la loi du plus fort. En général, ils le font une fois, mais au coup suivant, ils obéissent et vont faire la mule pour le caïd de la coursive. Et s’il se font prendre, ce sont eux, les victimes, qui se retrouvent au quartier disciplinaire ».
Lors d’un groupe de parole de détenus, la question de la légalisation du cannabis a été abordée. L’un d’entre eux, incarcéré pour Infraction à la Législation sur les Stupéfiants [3], faisait remarquer « que dans certains états d’Amérique du nord, en Hollande et dans d’autres pays encore, le commerce du cannabis est légal et que, tout comme pour l’alcool, l’Etat touche une taxe sur les transactions, qui va renflouer les caisses de la sécurité sociale. » Malgré les arguments éthiques et médicaux proposés pour lui faire prendre conscience des conséquences potentiellement dangereuses que cela représente, il conclut ses propos d’un irréfutable et définitif : « contrairement au cannabis, l’argent n’a pas d’odeur ! ».
[1] THC : tétrahydrocannabinol, le principe actif du cannabis.
[2] Mot dont sont issus les termes de pharmacie et pharmacopée.
[3] Termes juridiques désignant le trafic de drogue.