La similitude de la criminalité et de la maladie mentale a été théorisée dés le début du XIXème siècle.
Selon diverses études épidémiologiques, 10 à 20 % des détenus en France souffrent d’un trouble psychiatrique, soit 5 à 10 fois plus que dans la population générale. De nombreuses personnes présentant un trouble psychiatrique sont incarcérées, car l’expertise demandée par un juge a conclu que la personne présentait une altération, et non pas une abolition, de son discernement. Elles ont donc été reconnues comme malades sur le plan psychiatrique, mais néanmoins responsables de leurs actes, donc compatibles avec une incarcération.
Cette présence en détention d’un grand nombre de personnes souffrant d’une maladie psychiatrique n’est ni une anomalie sociologique, ni une défaillance de la politique pénale. Elle résulte des choix théoriques qui ont présidé, depuis deux cents ans, à l’élaboration du sens de la sanction pénale, fondée sur l’amalgame pernicieux du crime et de la maladie mentale.
A l’aube du XIXème, les aliénistes ont théorisé simultanément la prison moderne et l’hôpital psychiatrique. La prison fut conçue non seulement pour punir l’acte délinquant, mais aussi — et surtout — pour guérir l’intention à l’origine du geste, intention considérée comme une faute légale et morale mais aussi comme un défaut médical. Dans son Journal d’observations sur les principaux hôpitaux et sur quelques prisons d’Angleterre (1787) Jacques Tenon jette les bases d’une réflexion qui va progressivement rapprocher ces institutions au point de les confondre, pour faire de la prison « l’infirmerie du crime » selon le mot de Cabanis. En 1829, les aliénistes, dont Esquirol et Orfila, qui fondent les Annales d’hygiène publique et de médecine légale, se proposent « d’éclairer la moralité, de diminuer le nombre d’infirmités, sociales », car « les crimes sont des maladies de la société qu’il faut travailler à guérir ». Lorsque la prison de la Santé est achevée en 1867, le bâtiment central autour duquel s’organise la vie en détention est composée d’une infirmerie et d’une chapelle. Cette pensée hygiéniste du XIXème siècle va aboutir à une pensée eugéniste au XXème siècle. En 1901, le Dr Servier propose dans les Archives d’Anthropologie Criminelle, de remplacer la peine de mort par la castration. Dans le années 30, Alexis Carrel, prix Nobel de médecine en 1912, souhaite supprimer les classes sociales et les remplacer par des classes biologiques, tandis que le psychiatre Edouard Toulouse affirme que « l’ordre social ne pouvant s’établir sur un désordre biologique, les politiques doivent avoir le courage de favoriser la reproduction d’êtres de qualité en enrayant la multiplication des tarés dont le coût social est élevé ».
Malgré les progrès de la médecine, de nombreuses réformes judiciaires et l’humanisation incontestable des prisons françaises depuis les années 50, il n’en reste pas moins vrai que cette amalgame du crime et de la folie n’a pas été éliminée de l’opinion publique, ni de la philosophie pénale ou du parcours carcéral. Il n’y a donc aucune raison de s’étonner si les surveillants sont régulièrement amenés à remplir le rôle d’infirmiers psychiatriques, assurant au quotidien la prévention du suicide, l’accompagnement des détenus pour leur thérapie, la contention et l’isolement d’un patient présentant un trouble psychiatrique aigu.
L’actualité de la surpopulation pénale n’est pas seulement révélatrice de l’insuffisance des moyens dont dispose l’administration pénitentiaire pour mener à bien ses missions de sanction, de sécurité et de réinsertion ; elle doit aussi imposer un questionnement sur la véritable nature d’une institution qui accueille une population caractérisée autant par la délinquance que par la pathologie psychiatrique. Ramener le taux d’incarcération des maisons d’arrêts françaises à des chiffres raisonnables est une nécessité morale et juridique, mais ne permettra pas pour autant de résoudre la question de la place de la psychiatrie dans le parcours pénal.
Réfléchissant à l’hôpital et à la prison modernes, Jacques Tenon disait de ces institutions qu’elles sont la « mesure de la civilisation d’un peuple ». Il est grand temps de questionner une théorie vieille de plus de deux cents ans et de se demander si nos prisons, le sens de la peine et plus fondamentalement notre volonté de punir la maladie, sont à la mesure de la civilisation que nous prétendons incarner.