Organisation politique et vie de la cité chez quelques philosophes arabes / 2

 L’analogie corps – âme – cité

L’art politique est envisagé par les penseurs arabes, non comme l’art d’obtenir le pouvoir ou de l’exercer, mais comme une activité téléologique, exercée en vue d’une fin ultime. L’action politique sera donc pensée comme moyen et déployée en fonction de la fin visée. C’est une pensée pragmatique de la question du gouvernement, qui se fonde sur des arguments scientifiques et une pensée rationnelle. C’est ce que l’on nomme en arabe tadbīr, l’idée de régime, qui va se déployer selon deux aspects : un aspect biologique et un aspect noétique. 

L’aspect biologique : Cardio-centrisme

Cette théorie divise le corps en trois organes principaux, qui sont les organes nobles grâce auxquels le corps peut vivre, obtenir et conserver la santé de manière durable. Ces trois organes sont le cœur, le cerveau et le foie. C’est le cœur qui va insuffler aux autres organes la vie, c’est lui qui va déterminer les fonctions des autres organes du corps. Mais il a également besoin des autres organes pour que le corps atteigne un équilibre, c’est-à-dire la santé.  

Ainsi le souci de la santé du corps s’insère au sein d’une réflexion plus large sur le mode de vie humain, et le souci de la santé de l’âme. En effet l’acquisition du bonheur dépend de la capacité de l’homme à exercer un gouvernement sur lui-même, c’est-à-dire à développer un souci de soi qui soit constant et stable. Il lui faut tout d’abord garantir sa survie et nourrir son corps, la maladie physique – voire la mort – étant des obstacles logiques au bonheur. Le rapport à la nourriture est ici vu sous deux angles opposés. La nourriture est à la fois nécessaire, afin de maintenir le corps en vie, mais aussi de garantir une certaine sérénité de l’âme. Ainsi l’homme qui voudra acquérir les connaissances et la sagesse, s’il néglige de prendre soin de son corps, manquera irrémédiablement son but, comme al-Rāzī l’exprime dans sa Médecine spirituelle : l’apprenti philosophe impatient qui chercherait à aller trop vite dans sa connaissance des Anciens au point de négliger son corps en diminuant sa nourriture et son repos tombera dans les idées noires et la mélancolie. 

La nourriture peut également être un frein au développement de l’homme dans son ensemble, si elle est envisagée de manière extrême. Pour exemple la gourmandise, vu par al-Rāzī comme une inversion des priorités : la gourmandise amène l’homme à subsister pour manger et non à manger pour subsister. 

De plus il s’agit également d’appréhender justement le processus de digestion – prendre soin de son foie, organe réceptacle de la faculté appétitive. Il s’agit en fait de construire un rapport à la nourriture juste et équilibré, afin de développer un rapport à soi qui soit de même, un rapport de « domination mais aussi de jouissance sans désir ni trouble » (Foucault, Le souci de soi, p. 85). On retrouve cette idée de rapport équilibré à la nourriture chez ibn Rušd, dans ses épîtres sur « La conservation de la santé » et « Les moyens de guérir », qui sont toutes deux des Commentaires de Galien. Il y développe des recommandations pratiques sur le souci de la digestion et sur le choix de la nourriture qui convient à la santé. Citons par exemple l’idée que le pain chaud est peu digeste ou que le pain au levain est préférable au pain sans levain. Ces recommandations pratiques sont constamment liées aux théories des Grecs, puisque tout le propos d’ibn Rušd sur la conservation de la santé par la nourriture s’appuie sur les Catégories logiques d’Aristote : le temps – quand faut-il manger ? – ; la quantité – combien faut-il manger ? – ; la qualité – que faut-il manger ? – et la disposition – l’état dans lequel on se trouve, car il n’est pas bon de manger si le corps ne le réclame pas puisqu’il ne sera alors pas en mesure de digérer correctement la nourriture qu’on lui impose de force. 

            Ce rapport équilibré à la nourriture passe par la vertu de tempérance : si la puissance appétitive est gouvernée par la puissance raisonnable, elle acquiert sa vertu propre, la tempérance, et est alors capable de contrôler ses désirs. L’homme peut alors manger à satiété sans gourmandise ou trop plein qui le rendrait malade et nuirait à l’équilibre de son corps et au fonctionnement de son foie. Il peut boire sans déraison, même des boissons enivrantes, car al-Rāzī met en garde non contre les boissons alcoolisées mais contre l’excès dans leur consommation.

De la même manière, il s’agira d’équilibrer tous les autres désirs, avec un contrôle sur la fréquence des rapports sexuels par exemple, mais aussi de prendre soin de son corps par l’activité physique. Celle-ci sera fortement utile pour garder le corps alerte et sain, se débarrasser du superflu et notamment garantir le bon fonctionnement du cœur, siège de la puissance irascible, qui, si elle est équilibrée et gouvernée elle aussi par la raisonnable, acquiert sa propre vertu, le courage. Ainsi les trois puissances de l’âme, si elles sont ordonnées – c’est-à-dire sous le gouvernement de la raisonnable – permettent la survie du corps et de l’âme, de la même manière que si les corps sociaux de la Cité sont ordonnés et gouvernées par le bon gouvernement, la Cité peut survivre (comme nous le verrons plus loin dans ce cycle).

Suite au prochain épisode…et Joyeux Noël à tous

NB : Vous l’aurez compris, en ces temps de fêtes, pensez bien à placer votre puissance appétitive sous le gouvernement de la puissance raisonnable, quand vous serez à table devant cette appétissante bûche de Noël…